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LE PETIT CHAPERON ROUGE. Il était ^ une fois une petite fille de village, la plus jolie qu'on eût su voir ^ : sa mère en était folle, et sa mère-grand ^ plus folle encore. Cette bonne femme lui fit faire * un petit chaperon rouge qui lui seyait si bien, que partout on l'appelait le Petit Chaperon Rouge. 5 Un jour sa mère ayant cuit^ et fait des galettes, lui dit : "Va voir" comment se porte ta mère-grand, car on m'a dit qu'elle était malade. Porte-lui une galette et ce petit pot de beurre." Le Petit Chaperon Rouge partit aussitôt pour aller chez sa 10 mère-grand, qui demeurait dans un autre village. En passant dans un bois, elle rencontra compère le Loup,^ qui eut bien envie de la manger^; mais il n'osa, à cause de quelques bûcherons qui étaient dans la forêt. Il lui demanda où elle allait. La pauvre enfant, qui ne savait pas qu'il est dangereux 15 de s'arrêter à écouter un loup, lui dit : " Je vais voir ma mère-grand, et lui porter une galette avec un petit pot de beurre que ma mère lui envoie. — Demeure-t-elle bien loin? lui dit le Loup. — Oh ! oui, dit le Petit Chaperon Rouge ; c'est par delà le 2a moulin que vous voyez tout là-bas,^ là-bas, à la première maison du village. — Eh bien, dit le Loup, je veux l'aller voir™ aussi ; je m'y I
2 LE PETIT CHAPERON ROUGE. en vais par ce chemin-ci et toi par ce chemin-là, et nous verrons à qui plus tôt y sera.' " Le Loup se mit à courir de toute sa force par le chemin qui était le plus court, et la petite fille s'en alla par le chemin le 5 plus long, s'amusant à cueillir- des noisettes, à courir après des papillons et à faire des bouquets des petites fleurs qu'elle rencontrait. Le Loup ne fut pas longtemps à arriver à la maison de la mère-grand ; il heurte. Toc, toc. 10 "Qui est là? — C'est votre fille;' le Petit Chaperon Rouge, dit le Loup en contrefaisant sa voix, qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre que ma mère vous envoie." La bonne mère-grand, qui était dans son lit, à cause qu'elle 15 se trouvait un peu mal, lui cria : " Tire la chevillette, la bobinette cherra.^ " Le Loup tira la chevillette, et la porte s'ouvrit. Il se jeta sur la bonne femme, et la dévora en moins de rien*; car il y avait plus de trois jours qu'il n'avait mangé. 20 Ensuite il ferma la porte et s'alla coucher dans le lit de la mère-grand, en attendant le Petit Chaperon Rouge, qui, quelque temps après, vint heurter à la porte.® Toc, toc. «Qui est là?" 25 Le Petit Chaperon Rouge, qui entendit la grosse voix du Loup, eut peur d'abord, mais croyant que sa mère-grand était enrhumée, répondit : '• C'est votre fille, le Petit Chaperon Rouge, qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre que ma mère vous 30 euvC!^." Le Loiip lui cria, en adoucissant un peu sa voix :
LE PETIT CHAPERON ROUGE. 3 " Tire la chevillette, la bobinette cherra." Le Petit Chaperon Rouge tira la chevillette, et la porte s'ouvrit. Le Loup, la voyant entrer, lui dit, en s^ cachant dans le lit, sous la couverture : " Mets la galette et le petit pot de beurre sur la huche, et 5 viens te coucher avec moi." Le Petit Chaperon Rouge se déshabille et va se mettre dans le lit, où elle fut bien étonnée de voir comment sa mère-grand était faite en son déshabillé.^ Elle lui dit : " Ma mère-grand, que ^ vous avez de grands bras ! 10 — C'est pour mieux t'embrasser, ma fille. — Ma mère-grand, que vous avez de grandes jambes ! — C'est pour mieux courir, mon enfant. — Ma mère-grand, que vous avez de grandes oreilles ! — C'est pour mieux écouter, mon enfant. 15 — Ma mère-grand, que vous avez de grands yeux ! — C'est pour mieux voir, mon enfant. — Ma mère-grand, que vous avez de grandes dents ! — C'est pour te manger." Et, en disant ces mots, le méchant Loup se jeta sur le Petit 20 Chaperon Rouge et la mangea.^
II. LA BARBE BLEUE. Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la ville et à la campagne, de la vaisselle d'or et d'argent, des meubles en broderie * et des carrosses tout dorés. Mais, par malheur, cet homme avait la barbe bleue ; cela le rendait si 5 laid et si terrible, qu'il n'était ni femme ni fille qui ne s'enfuît de devant lui.^ Une de ses voisines, dame de qualité, avait deux filles parfaitement belles. Il lui en demanda^ une en mariage, et lui laissa le choix de celle qu'elle voudrait lui donner. Elles 10 n'en voulaient point ■* toutes deux, et se le renvoyaient l'une à l'autre, ne pouvant se résoudre à prendre un homme qui eût la barbe bleue. Ce qui les dégoûtait encore, c'est ^ qu'il avait déjà épousé plusieurs femmes, et qu'on ne savait ce que ces femmes étaient devenues.*' ,5 La Barbe Bleue, pour faire connaissance, les mena, avec leur mère et trois ou quatre de leurs meilleures amies, et quelques jeunes gens du voisinage, à une de ses maisons de campagne, où on demeura huit jours entiers. Ce n'étaient '^ que promenades, que parties de chasse et de pêche, que danses et festins, 20 que collations : on ne dormait i)oint, et on passait toute la nuit à se faire des malices^ les uns aux autres; enfin tout alla si bien, que la cadette commença à trouver que le maître du logis n'avait plus la barbe si bleue, et que c'était un fort hon4
LA BARBE BLEUE. 5 note homme. Dès qu'on fut de retour ' à la ville, le mariage se conclut. Au bout d'un mois, la Barbe Bleue dit à sa femme qu'il était obligé de faire un voyage en province, de six semaines au moins, pour une affaire de conséquence ; qu'il la priait de 5 se bien divertir pendant son absence; qu'elle fît venir '^ ses bonnes amies ; qu'elle les menât à la campagne, si elle voulait ; que partout elle fît bonne chère. " Voilà, lui dit-il, les clefs des deux grands garde-meubles ; voilà celle de la vaisselle d'or et d'argent, qui ne sert pas^ tous 10 les jours ; voilà celle de mes coffres- forts, où est mon or et mon argent ; celle de mes cassettes, où sont mes pierreries ; et voilà le passe-partout de tous les appartements. Pour cette petite clef-ci, c'est la clef du cabinet au bout de la grande galerie de l'appartement bas : ouvrez tout, allez partout, mais 15 pour ce petit cabinet, je vous défends d'y entrer ; et je vous le* défends de telle sorte, que, s'il vous arrive de l'ouvrir, il n'y a rien que vous ne deviez^ attendre de ma colère." Elle promit d'observer exactement tout ce qui lui venait d'être ordonné "^ ; et lui,^ après l'avoir embrassée, il monte 20 dans son carrosse et part pour son voyage. Les voisines et les bonnes amies n'attendirent pas qu'on les envoyât quérir^ pour aller chez la jeune mariée, tant elles avaient d'impatience de voir toutes les richesses de sa maison, n'ayant osé y venir pendant que le mari y était, à cause de sa 2^ barbe bleue, qui leur faisait peur. Les voilà aussitôt à parcourir les chambres,^ les cabinets, les garde-robes toutes pkn belles et plus riches les unes que les autres. Elle^ montèrent ensuite aux garde-meubles, où elles ne pouvaient assez admirer le nombre et la beauté des tapisseries, des lits, des sofas, des 3a cabinets, des guéridons, des tables et des miroirs où ^" l'on se
6 LA BARBE BLEUE. voyait depuis les pieds jusqu'à la tête, et dont les bordures, les unes de glace, les autres d'argent et de vermeil doré, étaient les plus belles et les plus magnifiques qu'on eût jamais vues ; elles ne cessaient d'exagérer et d'envier le bonheur de leur 5 amie, qui cependant ne se divertissait j^oint à voir toutes ces richesses, à cause de l'impatience qu'elle avait d'aller ouvrir le cabinet de l'appartement bas. Elle fut si pressée de sa curiosité, que, sans considérer qu'il était malhonnête de quitter sa compagnie, elle descendit par 10 un escalier dérobé, et avec tant de précipitation, qu'elle pensa se rompre ' le cou deux ou trois fois. Étant arrivée à la porte du cabinet, elle s'y arrêta quelque temps, songeant à la défense que son mari lui avait faite, et considérant qu'il pourrait lui arriver malheur- d'avoir été désobéissante; mais la tentation 15 était si forte qu'elle ne put la surmonter : elle prit donc la petite clef, et ouvrit en tremblant la porte du cabinet. D'abord elle ne vit rien, parce que les fenêtres étaient fermées ; après quelques moments elle commença à voir que le plancher était tout couvert de sang caillé, et que dans ce 20 sang se miraient '^ les corps de plusieurs femmes mortes et attachées le long des murs : c'étaient toutes les femmes que la Barbe Bleue avait épousées, et qu'il avait égorgées l'une après l'autre. Elle pensa mourir de peur, et la clef du cabinet, qu'elle 25 venait de retirer de la serrure, lui tomba de la main. Après avoir un peu repris ses sens, elle ramassa la clef, referma la porte, et monta à sa chambre pour se remettre un peu ; mais elle n'en pouvait venir à bout,'' tant elle était émue. Ayant remarqué que la clef du cabinet était tachée de sang, 30 elle l'essuya deux ou trois fois ; mais le sang ne s'en allait point ; elle eut beau la laver,^ et même la frotter avec du
LA BARBE BLEUE. 7 sablon et du grès, il y demeura toujours du sang ^ ; car la clef était fée, et il n'y avait pas moyen de la nettoyer tout à fait : quand on ôtait le sang d'un côté, il revenait de l'autre. La Barbe Bleue revint de son voyage dès le soir même,^ et dit qu'il avait reçu des lettres dans le chemin, qui lui avaient 5 appris que l'affaire pour laquelle il était parti venait d'être terminée à son avantage. Sa femme fit tout ce qu'elle put pour lui témoigner qu'elle était ravie de son prompt retour. Le lendemain il lui redemanda les clefs, et elle les lui donna, mais d'une main si tremblante qu'il devina sans peine tout ce 10 qui s'était passé. " D'oîi vient,^ lui dit-il, que la clef du cabinet n'est point avec les autres? — Il faut, dit-elle, que je l'aie laissée* là-haut sur ma table. — Ne manquez pas, dit la Barbe Bleue, de me la donner 15 tantôt." Après plusieurs remises il fallut apporter la clef. La Barbe Bleue, l'ayant considérée, dit à sa femme : " Pourquoi y a-t-il du sang sur cette clef? — Je n'en sais rien, répondit la pauvre femme, plus pâle que 20 la mort. — Vous n'en savez rien? reprit la Barbe Bleue; je le sais bien, moi. Vous avez voulu entrer dans le cabinet ! Eh bien ! madame, vous y entrerez, et irez prendre place auprès des dames que vous y avez vues." 25 Elle se jeta aux pieds de son mari, en pleurant et en lui demandant pardon, avec toutes les marques d'un vrai repentir, de n'avoir pas été obéissante.' Elle aurait attendri un rocher, belle et affligée comme elle était ; mais la Barbe Bleue avait le cœur plus dur qu'un rocher.^ 30 " Il faut mourir, madame, lui dit-il, et tout à l'heure.
8 LA BARBE BLEUE. — Puisciu'il faut mourir, rcpondit-clle en le regardant les yeux baignés de larmes, donnez-moi un peu de temps pour prier Uieu. — Je vous donne un demi-quart d'heure/ reprit la Barbe 5 Bleue, mais pas un moment davantage." Lorsqu'elle fut seule, elle appela sa sœur et lui dit : "Ma sœur^ Anne (car elle s'appelait ainsi), monte, je te prie, sur le haut de la tour, pour voir si mes frères ne viennent point : ils m'ont promis qu'ils me viendraient voir aujourd'hui ; 10 et si tu les vois, fais-leur signe de se hâter." La sœur Anne monta sur le haut de la tour, et la pauvre affligée lui criait de temps en temps : "Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir?" Et la sœur Anne lui répondait : 15 "Je ne vois rien que le soleil qui poudroie^ et l'herbe qui verdoie." Cependant la Barbe Bleue, tenant un grand coutelas à la main, criait de toute sa force à sa femme : "Descends vite, ou je monterai là-haut. 20 — Encore un moment,^ s'il vous plaît," lui répondit sa femme. Et aussitôt elle criait tout bas : "Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir?" Et la sœur Anne répondit : 25 "Je ne vois rien que le soleil qui poudroie et l'herbe qui verdoie. — Descends donc vite, criait la Barbe Bleue, ou je monterai là-haut. — Je m'en vais,'" répondit sa femme. 30 Et puis elle criait : "Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir?
LA BARBE BLEUE. g — Je vois, répondit la sœur Anne, une grosse poussière qui vient de ce côté-ci.' — Sont-ce mes frères? — Hélas ! non, ma sœur, c'est un troupeau de moutons. — Ne veux-tu pas descendre ? criait la Barbe Bleue. 5 — Encore un moment," répondait sa femme. Et puis elle criait : "Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir? — Je vois, répondit-elle, deux cavaliers qui viennent de ce côté-ci, mais ils sont bien loin encore, 10 Dieu soit loué ! s'écria-t-elle un moment après, ce sont mes frères. Je leur fais signe tant que je puis^ de se hâter." La Barbe Bleue se mit à crier si fort, que toute la maison en trembla.^ La pauvre femme descendit, et alla se jeter à ses pieds tout épleurée et tout échevelée. 15 " Cela ne sert de rien,* dit la Barbe Bleue ; il faut mourir." Puis, la prenant d'une main par les cheveux, et de l'autre levant le coutelas en l'air, il allait lui abattre la tête. La pauvre femme, se tournant vers lui et le regardant avec des yeux mourants, le pria de lui donner un petit moment 20 pour se recueillir. " Non ! non ! dit-il, recommande-toi bien à Dieu ; " et levant son bras. . . . Dans ce moment, on heurta si fort à la porte que la Barbe Bleue s'arrêta tout court : on ouvrit, et aussitôt on vit entrer 25 deux cavaliers qui, mettant l'épée à la main,^ coururent droit à la Barbe Bleue. Il reconnut que c'étaient les frères de sa femme, l'un dragon et l'autre mousquetaire ; de sorte qu'il s'enfuit aussitôt pour se sauver. Mais les deux frères le poursuivirent de si près qu'ils l'attrapèrent avant qu'il pût gagner 30 le perron. Ils lui passèrent leur épée au travers du corps,® et
lO LA BARBE BLEUE. le laissèrent mort. La pauvre femme était presque aussi morte que son mari, et n'avait pas la force de se lever pour embrasser ses frères. Il se trouva' que la Barbe Bleue n'avait point d'héritiers, et 5 qu'ainsi sa femme demeura maîtresse de tous ses biens. Elle en employa une partie à marier sa sœur Anne avec un jeune gentilhomme dont elle était aimée depuis longtemps ; une autre partie à acheter des charges^ de capitaine à ses deux frères ; et le reste à se marier elle-même à un fort honnête 10 homme, qui lui fit oublier'' le mauvais temps qu'elle avait « passé avec la Barbe Bleue.
III. LE CHAT BOTTÉ. Un meunier ne laissa pour tous biens,' à trois enfants qu'il avait, que son moulin, son âne et son chat. Les partages furent bientôt faits : ni le notaire ni le procureur n'y furent point appelés ; ils auraient eu bientôt mangé ^ tout le pauvre patrimoine. L'aîné eut le moulin. Le second eut l'âne. Et le plus jeune n'eut que le chat. Ce dernier ne pouvait se consoler d'avoir un si pauvre lot. " Mes frères, disait-il, pourront gagner leur vie honnêtement en se mettant ensemble^; pour moi, lorsque j'aurai mangé mon chat et que * je me serai fait un manchon de sa peau, il faudra que je meure de faim." Le Chat, qui entendait ce discours, mais qui n'en fit pas semblant,^ lui dit d'un air posé et sérieux : " Ne vous affligez point, mon maître ; vous n'avez qu'à me donner un sac et me faire faire ^ une paire de bottes pour aller dans les broussailles, et vous verrez que vous n'êtes pas si mal partagé que vous croyez." Quoique le maître du Chat ne fît pas grand fond '' là-dessus, il lui avait vu faire * tant de tours de souplesse pour prendre des rats et des souris, comme quand il se pendait par les pieds II
12 LE CHAT BOTTÉ. OU qu'il se cachait dans la farine pour faire le mort,' qu'il ne désespéra pas d'en être secouru dans sa misère. Lorsque le Chat eut ce qu'il avait demandé, il se botta bravement, et, mettant son sac à son cou, il en prit les cordons 5 avec ses deux pattes de devant, et s'en alla dans une garenne où il y avait grand nombre de lapins. Il mit du son et des lacerons dans son sac ; et, s'étendant comme s'il eût été mort, il attendit que quelque jeune lapin, peu instruit encore des ruses de ce monde, vînt- se fourrer dans son sac pour manger 10 ce qu'il y avait mis. A peine fut-il couché,'^ qu'il eut contentement : un jeune étourdi de lapin entra dans son sac ; et le maître Chat, tirant aussitôt les cordons, le prit et le tua sans miséricorde. Tout glorieux de sa proie, il s'en alla chez le roi et demanda 15 à lui parler. • On le fit monter* à l'appartement de Sa Majesté, où, étant entré, il fit une grande révérence au roi, et lui dit : "Voilà, sire, un lapin de garenne^ que ^^. le marquis de Carabas (c'était le nom qu'il lui prit en gré*' de donner à son 20 maître) m'a chargé de vous présenter de sa part. — Dis à ton maître, répondit le roi, que je le remercie et qu'il me fait plaisir.^ " Une autre fois, il alla se cacher dans un blé, tenant toujours son sac ouvert ; et, lorsque deux perdrix y furent entrées, il 25 tira les cordons et les prit toutes deux. Il alla ensuite les présenter au roi, comme il avait fait du lapin de garenne.* Le roi reçut encore avec plaisir les deux perdrix, et lui fit donner pour boire.^ Le Chat continua ainsi, pendant deux ou trois mois, à porter 30 de temps en temps au roi du gibier de la chasse de son maître."' Un jour qu'il sut que le roi devait aller à la prome
LE CHAT BOTTÉ. 13 nade sur le bord de la rivière avec sa fille, la plus belle princesse du monde, il dit à son maître : " Si vous voulez suivre mon conseil, votre fortune est faite ; vous n'avez qu'à vous baigner dans la rivière, à l'endroit que je vous montrerai, et ensuite me laisser faire.^ " 5 Le marquis de Carabas fit ce que son chat lui conseillait, sans savoir à quoi cela serait bon.Dans le temps qu'il se baignait, le roi vint à passer^; et le Chat se mit à crier de toute sa force : " Au secours ! au secours ! voilà M. le marquis de Carabas 10 qui se noie ^ ! " A ce cri, le roi mit la tête à la portière ; et, reconnaissant le Chat qui lui avait apporté tant de fois du gibier, il ordonna à ses gardes qu'on allât ^ vite au secours de M. le marquis de Carabas. 15 Pendant qu'on retirait le pauvre marquis de la rivière, le Chat s'approcha du carrosse et dit au roi que, dans le temps que son maître se baignait, il était venu" des voleurs qui avaient emporté ses habits, quoiqu'il eût crié au voleur de toute sa force. Le drôle les avait cachés sous une grosse pierre. 20 Le roi ordonna aussitôt aux officiers de sa garde-robe d'aller quérir un de ses plus beaux habits pour M. le marquis de Carabas. Le roi lui fit mille caresses ; et, comme les beaux habits qu'on venait de lui donner relevaient sa bonne mine (car il 25 était beau et bien fait de sa personne), la fille du roi le trouva fort à son gré \ et le marquis de Carabas ne lui eut pas jeté ^ deux ou trois regards fort respectueux et un peu tendres qu'elle en devint amoureuse à la folie. Le roi voulut qu'il montât dans son carrosse et qu'il fût de 30 la promenade.*
14 LE CHAT BOTTÉ. Le Chat, ravi de voir que son dessein commençait à réussir, prit les devants,' et ayant rencontré des paysans qui fauchaient un pré, il leur dit : " Bonnes gens qui fauchez, si vous ne dites au roi que le pré 5 que vous fauchez appartient à M. le marquis de Carabas, vouj serez tous hachés menu comme chair à pâté.^ " Le roi ne manqua pas à demander^ aux faucheurs à qui était ce pré qu'ils fauchaient. "C'est à I\L le marquis de Carabas, dirent-ils tous ensem10 ble ; car la menace du Chat leur avait fait peur. — Vous avez là un bel héritage, dit le roi au marquis de Carabas. — Vous voyez, sire, répondit le marquis; c'est un pré qui ne manque point de rapporter abondamment toutes les 15 années." Le maître Chat, qui allait toujours devant, rencontra des moissonneurs et leur dit : " Bonnes gens qui moissonnez, si vous ne dites que tous ces blés appartiennent à M. le marquis de Carabas, vous serez tous 20 hachés menu comme chair à pâté." Le roi, qui passa un moment après, voulut savoir à qui appartenaient tous les blés qu'il voyait. "C'est* à M. le marquis de Carabas," répondirent les moissonneurs. Et le roi s'en réjouit encore avec le marquis. 25 Le Chat, qui allait devant le carrosse, disait toujours la même chose à tous ceux qu'il rencontrait ; et le roi était étonné des grands biens de M. le marquis de Carabas. Le maître Chat arriva enfin dans un beau château dont le maître était un Ogre, le plus riche qu'on ait jamais vu : car 30 toutes les terres par où le roi avait passé étaient de la dépendance de ce château.^
LE CHAT BOTTE. I5 Le Chat, qui eut soin de s'informer qui était cet Ogre, et ce qu'il savait faire, demanda à lui parler, disant qu'il n'avait pas voulu passer si près de son château sans avoir l'honneur de lui faire la révérence.' L'Ogre le reçut aussi civilement que le peut^ un Ogre, et le 5 fit reposer. " On m'a assuré, dit le Chat, que vous aviez le don de vous changer en toute sorte d'animaux ; que vous pouviez, par exemple, vous transformer en lion, en éléphant. — Cela est vrai, répondit l'Ogre brusquement, et, pour vous 10 le montrer, vous m'allez voir devenir un lion." Le Chat fut si effrayé de voir un lion devant lui, qu'il gagna aussitôt les gouttières, non sans peine et sans péril, à cause de ses bottes, qui ne valaient rien pour marcher sur les tuiles. Quelque temps après, le Chat, ayant vu que l'Ogre avait 15 quitté'' sa première forme, descendit et avoua qu'il avait eu bien peur. "On m'a assuré encore, dit le Chat, mais je ne saurais le croire,* que vous aviez aussi le pouvoir de prendre la forme des plus petits animaux ; par exemple, de vous changer en un rat, 20 en une souris : je vous avoue que je tiens cela tout à fait impossible. — Impossible ! reprit l'Ogre, vous allez voir.^ " Et en même temps il se changea en une souris, qui se mit à courir sur le plancher. 25 Le Chat ne l'eut pas plus tôt aperçue^ qu'il se jeta dessus et la mangea. Cependant le roi, qui vit en passant le beau château de l'Ogre, voulut entrer dedans. Le Chat, qui entendit le bruit du carrosse qui passait sur 3° le pont-kvis, courut au-devant et dit au roi :
î6 LE CHAT BOTTÉ. " Votre Majesté soit la bienvenue' dans ce château de M. le marquis de Carabas ! — Comment ! monsieur le marquis, s'écria le roi, ce château est encore à vous? Il ne se peut rien* de plus beau que cette 5 cour et que tous ces bâtiments qui l'environnent : voyons les dedans, s'il vous plaît." Le marquis donna la main à la jeune princesse; et, suivant le roi qui montait le premier, ils entrèrent dans une grande salle, où ils trouvèrent une magnifique collation que l'Ogre 10 avait fait préparer pour ses amis, qui le devaient venir voir^ ce même jour-là, mais qui n'avaient pas osé entrer, sachant que le roi y était. Le roi, charmé des bonnes qualités de M. le marquis de Carabas, de même que^ sa fille qui en était folle, et voyant 15 les grands biens qu'il possédait, lui dit, après avoir bu cinq ou six coups : " Il ne tiendra qu'à vous,^ monsieur le marquis, que vous ne soyez mon gendre." Le marquis, faisant de grandes révérences, accepta l'hon20 neur que lui faisait le roi; et dès le même jour® il épousa la princesse. Le Chat devint grand seigneur, et ne courut plus après les souris que pour se divertir.
IV. CENDRILLON. Il était une fois un gentilhomme qui épousa en secondes noces une femme, la plus hautaine et la plus fière qu'on eût jamais vue. Elle avait deux filles de son humeur/ et qui lui ressemblaient en toute chose. Le mari avait de son côté une jeune fille, mais d'une douceur et d'une bonté sans exemple : 5 elle tenait cela^ de sa mère, qui était la meilleure personne du monde. Les noces ne furent pas plus tôt faites, que la belle-mère fit éclater^ sa mauvaise humeur : elle ne put souffrir les bonnes qualités de cette jeune enfant, qui rendaient ses filles encore 10 plus haïssables. Elle la chargea des plus viles occupations de la maison : c'était elle qui nettoyait la vaisselle et les montées, qui frottait la chambre de madame et celle de mesdemoiselles ses filles ; elle couchait tout au haut de la maison, dans un grenier, sur 15 une méchante paillasse, pendant que ses sœurs étaient dans des chambres parquetées, où elles avaient des lits des plus à la mode,'' et des miroirs où elles se voyaient depuis les pieds jusqu'à la tête. La pauvre fille souffrait tout avec patience et n'osait se 20 plaindre à son père, qui l'aurait grondée, parce que sa femme le gouvernait entièrement. Lorsqu'elle avait foit son ouvrage, elle s'allait mettre * au coin de la cheminée et s'asseoir dans «7
iS CENDK/LLOJV. les cendres, ce qui faisait (lu'on ra])pelait communément dans le logis Cucendron} La cadette, qui n'était pas si malhonnête que son aînée, l'appelait Cendrillon. Cependant Cendrillon, avec ses méchants habits, ne laissait pas d'être cent fois plus 5 belle que ses sœurs, quoique vêtues très magnifiquement.^ Il arriva que le fils du roi donna un bal, et qu'il en pria' toutes les personnes de qualité. Nos deux demoiselles en furent aussi priées, car elles faisaient grande figure dans le l)ays. Les voilà bien aises,* et bien occupées à choisir les 10 habits et les coiffures qui leur siéraient le mieux. Nouvelle peine pour Cendrillon, car c'était elle qui repassait le linge de ses sœurs et qui godronnait leurs manchettes. On ne parlait que de la manière dont on s'habillerait.* " Moi, dit l'aînée, je mettrai mon habit de velours rouge et 15 ma garniture d'Angleterre. — Moi, dit la cadette, je n'aurai que ma jupe ordinaire ; mais en récompense je mettrai mon manteau à fleurs d'or^ et ma barrière de diamants, qui n'est pas des plus indifférentes." On envoya quérir la bonne coiffeuse'' pour dresser les cor20 nettes à deux rangs, et on fit acheter des mouches de la bonne faiseuse. Elles appelèrent Cendrillon pour lui demander son avis, car elle avait le goût bon. Cendrillon les conseilla le mieux du monde, et s'offrit même à les coiffer, ce qu'elles voulurent bien.^ 25 En les coiffant,^ elles lui disaient : "Cendrillon, serais-tu bien aise d'aller au bal? — Hélas ! mesdemoiselles, vous vous moquez de moi ; ce n'est pas là ce qu'il me faut.'" — Tu as raison; on rirait bien si on voyait un Cucendron 30 aller au bal." Une autre que Cendrillon les aurait coiffées de travers ; mais
CENDRILLON. IQ elle était bonne, et elle les coiffa parfaitement bien. Elles furent près de deux jours sans manger, tant elles étaient transportées de joie.^ On rompit plus de douze lacets à force de les serrer,- pour leur rendre la taille plus menue ; et elles étaient toujours devant leur miroir. 5 Enfin l'heureux jour arriva : on partit, et Cendrillon les suivit des yeux le plus longtemps qu'elle put.'^ Lorsqu'elle ne les vit plus, elle se mit à pleurer. Sa marraine, qui la vit tout en pleurs, lui demanda ce qu'elle avait.'' 10 "Je voudrais bien ... je voudrais bien . . ." Elle pleurait si fort, qu'elle ne put achever. Sa marraine, qui était fée, lui dit : "Tu voudrais bien aller au bal, n'est-ce pas?^ — Hélas ! oui, dit Cendrillon en soupirant. 15 — Eh bien, seras-tu bonne fille? dit sa marraine; je t'y ferai aller." Elle la mena dans sa chambre et lui dit : " Va dans le jardin et apporte-moi une citrouille." Cendrillon alla aussitôt cueillir la plus belle qu'elle put 20 trouver," et la porta à sa marraine, ne pouvant deviner comment cette citrouille la pourrait faire aller au bal. Sa marraine la creusa, et n'ayant laissé que l'écorce, la frappa de sa baguette, et la citrouille fut aussitôt changée en un beau carrosse tout doré. 25 Ensuite elle alla regarder dans la souricière, où elle trouva six souris toutes en vie. Elle dit à Cendrillon de lever un peu la trappe de la souricière, et à chaque souris qui sortait, elle lui donnait un coup de sa baguette,' et la souris était aussitôt changée en un beau 30
20 CENDRILLON. cheval : ce qui fit un bel attelage de six chevaux d'un beau gris de souris poiiimclé.' Comme elle était en peine de quoi elle ferait un cocher : "Je vais voir, dit Cendrillon, s'il n'y a point quelque rat 5 dans la ratière, nous en ferons un cocher. — Tu as raison, dit sa marraine; va voir." Cendrillon lui api)orta la ratière, où il y avait trois gros rats. La fée en prit un d'entre les trois, à cause de sa maîtresse barbe ^ ; et, l'ayant touché, il fut changé en un gros cocher, 10 qui ?vait une des plus belles moustaches qu'on eût jamais vues. Ensuite elle lui dit : " Va dans le jardin, tu y trouveras six lézards derrière l'arrosoir ; apporte-les-moi." Elle ne les eut pas plus tôt apportes, que la marraine les 15 changea en six laquais, qui montèrent aussitôt derrière le carrosse, avec leurs habits chamarrés, et qui s'y tenaient attachés comme s'ils n'eussent fait autre chose de toute leur vie.^ La fée dit alors à Cendrillon : " Eh bien, voilà de quoi ^ aller au bal ; n'es-tu pas bien 20 aise ? — Oui, mais est-ce que j'irai comme cela, avec mes vilains habits?" Sa marraine ne fit que la toucher^ avec sa baguette, et en même temps ses habits furent changés en des habits de drap 25 d'or et d'argent, tout chamarrés de pierreries \ elle lui donna ensuite une paire de pantoufles de verre les plus jolies du monde. Quand elle fut ainsi parée, elle monta en carrosse ; mais sa marraine lui recommanda sur toute chose de ne pas passer 30 minuit," l'avertissant que, si elle demeurait au bal un moment davantage, son carrosse redeviendrait citrouille, ses chevaux
CENDRILLON. 21 des souris, ses laquais des lézards, et que ses beaux habits reprendraient leur première forme. Elle promit à sa marraine qu'elle ne manquerait pas de sortir du bal avant minuit. Elle part, ne se sentant pas de joie.^ 5 Le fils du roi, qu'on alla avertir qu'il venait d'arriver ^ une grande princesse qu'on ne connaissait point, courut la recevoir ; il lui donna la main à la descente du carrosse,^ et la mena dans la salle où était la compagnie. Il se fit alors un grand silence : on cessa de danser, et les 10 violons ne jouèrent plus, tant on était attentif à contempler les grandes beautés de cette inconnue. On n'entendait qu'un bruit confus : "Ah ! qu'elle est belle M" Le roi même, tout vieux qu'il était, ne laissait pas de la 15 regarder et de dire tout bas à la reine qu'il y avait longtemps qu'il n'avait vu^ une si belle et si aimable personne. Toutes les dames étaient attentives à considérer sa coiffure et ses habits, pour en avoir, dès le lendemain, de semblables,^ pourvu qu'il se trouvât des étoffes assez belles et des ouvriers 20 assez habiles. Le fils du roi la mit à la place la plus honorable, et ensuite la prit pour la mener danser.'^ Elle dansa avec tant de grâce qu'on l'admira encore davantage. On apporta une fort belle collation, dont le jeune prince 25 ne mangea point, tant il était occupé à la considérer. Elle alla s'asseoir auprès de ses sœurs, et leur fit mille honnêtetés ; elle leur fit part * des oranges et des citrons que le prince lui avait donnés : ce qui les étonna fort, car elles ne la connaissaient point. 3° Lorsqu'elles causaient ainsi, Cendrillon entendit sonner onze
22 CENDRILLON. heures trois quarts ; elle fit aussitôt une grande révérence à la compagnie, et s'en alla le plus vite qu'elle put. Dès qu'elle fut arrivée, elle alla trouver ' sa marraine, et, après l'avoir remerciée, elle lui dit qu'elle souhaiterait bien 5 encore aller le lendemain au bal, parce que le fils du roi l'en avait priée.' Comme elle était occupée à raconter à sa marraine tout ce qui s'était passé au bal, les deux sœurs heurtèrent à la porte : Cendrillon leur alla ouvrir. 10 " Que vous êtes longtemps à revenir ! " leur dit-elle en baillant, en se frottant les yeux et en s'étendant comme si elle n'eût fait que de se réveiller.^ Elle n'avait cependant pas eu envie de dormir depuis qu'elles s'étaient quittées.'' 15 " Si tu étais venue au bal, lui dit une de ses sœurs, tu ne t'y serais pas ennuyée : il est venu la plus belle princesse, la plus belle qu'on puisse jamais voir ; elle nous a fait mille civilités ; elle nous a donné des oranges et des citrons." Cendrillon ne se sentait pas de joie ; elle leur demanda le 20 nom de cette princesse ; mais elles lui répondirent qu'on ne la connaissait pas,^ que le fils du roi en était fort en peine, et qu'il donnerait toute chose au monde pour savoir qui elle était. Cendrillon sourit, et leur dit : "Elle était donc bien belle? Mon Dieu,*^ que vous êtes 25 heureuses! ne pourrais-je point la voir? Hélas! mademoiselle Javotte, prêtez-moi votre habit jaune que vous mettez tous les jours." — Vraiment, dit Mlle. Javotte, je suis de cet avis! Prêter votre habit à un vilain Cucendron comme cela^! il faudrait 30 que je fusse bien folle.^ " Cendrillon s'attendait bien à ce refus,'" et elle en fut bien
CENDRILLON. 23 aîse ; car elle aurait été grandement embarrassée si sa sœur eût bien voulu lui prêter son habit. Le lendemain les deux sœurs furent au bal, et Cendrillon aussi, mais encore plus parée que la première fois. Le fils du roi fut toujours auprès d'elle et ne cessa de lui s conter des douceurs. La jeune demoiselle ne s'ennuyait point,^ et oublia ce que sa marraine lui avait recommandé, de sorte qu'elle entendit sonner le premier coup de minuit, lorsqu'elle ne croyait pas qu'il fût encore onze heures ^ ; elle se leva et s'enfuit aussi 10 légèrement qu'aurait fait une biche. Le prince la suivit mais il ne put l'attraper. Elle laissa tomber une de ses pantoufles de verre, que le prince ramassa bien soigneusement. Cendrillon arriva chez elle bien essoufflée, sans carrosse, i^' sans laquais et avec ses méchants habits; rien ne lui étant resté de toute sa magnificence qu'une de ses petites pantoufles, la pareille de celle qu'elle avait laissé tomber. On demanda aux gardes de la porte du palais s'ils n'avaient point vu sortir une princesse ; ils dirent qu'ils n'avaient vu 20 sortir personne qu'une jeune fille fort mal vêtue, et qui avait plus l'air ^ d'une paysanne que d'une demoiselle. Quand ses deux sœurs revinrent du bal, Cendrillon leur demanda si elles s'étaient encore bien diverties et si la belle dame y avait été. 25 Elles lui dirent que oui,* mais qu'elle s'était enfuie lorsque minuit avait sonné, et si promptement qu'elle avait laissé tomber une de ses petites pantoufles de verre, la plus jolie du monde ; que le fils du roi l'avait ramassée, et qu'il n'avait fait que la regarder^ pendant tout le reste du bal, et qu'assuré- 3"
24 CENDRILLON. ment il était fort amoureux de la belle personne à qui appartenait la petite pantoufle. Elles dirent vrai ; car, peu de jours après, le fils du roi fit publier à son de trompe qu'il épouserait celle dont le pied 5 serait bien juste à la pantoufle.^ On commença à l'essayer aux princesses, ensuite aux duchesses et à toute la cour, mais inutilement. On la porta chez les deux sœurs, qui firent tout leur possible - pour faire entrer leur pied dans la pantoufle ; mais elles 10 ne purent en venir à bout. Cendrillon, qui les regardait et qui reconnut sa pantoufle, dit en riant : " Que je voie'^si elle ne me serait pas bonne ! " Ses sœurs se mirent à rire et à se moquer d'elle. 15 Le gentilhomme qui faisait l'essai de la pantoufle, ayant regardé attentivement Cendrillon et la trouvant fort belle, dit que cela était très juste, et qu'il avait ordre de l'essayer à toutes les filles. Il fit asseoir Cendrillon, et approchant la pantoufle de son petit pied,* il vit qu'il y entrait sans peine, 20 et qu'elle y était juste comme de cire. L'étonnement des deux sœurs fut grand, mais plus grand encore quand Cendrillon tira de sa poche l'autre petite pantoufle, qu'elle mit à son pied. Là-dessus arriva la marraine, qui, ayant donné un coup de 25 sa baguette sur les habits de Cendrillon, les fit devenir encore plus magnifiques que tous les autres. Alors ses deux sœurs la reconnurent pour la belle personne qu'elles avaient vue au bal. Elles se jetèrent à ses pieds, pour lui demander pardon de tous les mauvais traitements qu'elles 30 lui avaient fait souffrir.^ Cendrillon les releva et leur dit, en les embrassant, qu'elle
CENDRILLON. 2$ leur pardonnait de bon cœur, et qu'elle les priait de l'aimer bien toujours. On la mena chez le jeune prince, parée comme elle était. 11 la trouva encore plus belle que jamais, et, peu de jours après, il l'épousa. 5 Cendrillon, qui était aussi bonne que belle, fit loger ' ses deux sœurs au palais, et les maria dès le jour même à deux grands seigneurs de la cour.
V. LE PETIT POUCET. Il était une fois un bûcheron et une bûcheronne qui avaient sept enfants, tous garçons ; l'aîné n'avait que dix ans, et le plus jeune n'en avait que sept.^ Ils étaient fort pauvres, et leurs sept enfants les incommodaient beaucoup, parce qu'au5 cun d'eux ne pouvait encore gagner sa vie. Ce qui les chagrinait encore, c'est- que le plus jeune était fort délicat et ne disait mot : prenant ■' pour bêtise ce qui était une marque de la bonté de son esprit. Il était fort petit, et, quand il vint au monde, il n'était guère 10 plus gros que le pouce : ce qui fit * qu'on l'appela le Petit Poucet. Ce pauvre enfant était le souffre-douleurs^ de la maison, et on lui donnait toujours le tort. Cependant il était le plus fin et le plus avisé de tous ses frères ; et, s'il parlait peu, il écoutait beaucoup. 15 II vint une année très fâcheuse, et la famine fut si grande, que ces pauvres gens résolurent de se défaire de leurs enfants. Un soir que^ ces enfants étaient couchés et que le bûcheron était auprès du feu avec sa femme, il lui dit, le cœur serré de douleur : 20 "Tu vois bien que nous ne pouvons plus nourrir nos enfants ; je ne saurais les voir mourir de faim devant mes yeux, et je suis résolu de les mener perdre demain au bois'^; ce qui sera bien aisé, car, tandis qu'ils s'amuseront à fagoter, nous n'avons qu'à nous enfuir sans qu'ils nous voient.^ 26
LE PETIT POUCET. 27 — Ah ! s'écria la bûcheronne, pourrais-tu bien toi-même mener perdre tes enfants?" Son mari avait beau ^ lui représenter leur grande pauvreté, elle ne pouvait y consentir : elle était pauvre, mais elle était leur mère. Cependant, ayant considéré quelle douleur ce lui 5 serait^ de les voir mourir de faim, elle y consentit et alla se coucher en pleurant. Le Petit Poucet ouït tout ce qu'ils dirent ; car, ayant entendu de dedans son lit qu'ils parlaient d'affaires,^ il s'était levé doucement, et s'était glissé sous l'escabelle de son père 10 pour les écouter sans être vu. Il alla se recoucher, et ne dormit point le reste de la nuit, songeant à ce qu'il avait à faire. Il se leva de bon matin,'' et alla au bord d'un ruisseau, où il emplit ses poches de petits cailloux blancs, et ensuite revint à la maison. 13 On partit, et le Petit Poucet ne découvrit rien de tout ce qu'il savait à ses frères. Ils allèrent dans une forêt fort épaisse, où à dix pas de distance on ne se voyait pas l'un l'autre. Le bûcheron se mit à couper du bois, et ses enfants à ramasser des broutilles 20 pour faire des fagots. Le père et la mère, les voyant occupés à travailler, s'éloignèrent d'eux insensiblement, et puis s'enfuirent tout à coup, par un petit sentier détourné. Lorsque ces enfants se virent seuls, ils se mirent à crier et à pleurer de toute leur force. Le Petit Poucet les laissait 25 crier, sachant bien par où '" ils reviendraient à la maison ; car en marchant il avait laissé tomber le long du chemin les petits cailloux blancs qu'il avait dans ses poches. Il leur dit donc : " Ne craignez point, mes frères ; mon père et ma mère nous ont laissés ici, mais je vous ramènerai bien au logis ; suivez- 30 moi seulement."
28 LE PETIT POUCET. Ils le suivirent, et il les mena jusqu'à leur maison par le niC-me chemin (ju'ils étaient venus dans la foret. Ils n'osèrent d'abord entrer ; mais ils se mirent tous contre la porte pour écouter ce que disaient leur père et leur mère. 5 Dans le moment que le bûcheron et la bûcheronne arrivèrent chez eux, le seigneur du village leur envoya dix écus qu'il leur devait il y avait longtemps,^ et dont ils n'espéraient plus rien. Cela leur redonna la vie, car les pauvres gens mouraient de faim. 10 Le bûcheron envoya sur l'heure sa femme à la boucherie. Comme il y avait longtemps qu'elle n'avait mangé, elle acheta trois fois plus de viande qu'il n'en fallait -pour le souper de deux personnes. Lorsqu'ils furent rassasiés, la bûcheronne dit : 15 "Hélas! où sont maintenant nos pauvres enfants? Ils feraient bonne chère de ce qui nous reste là. Mais aussi, Guillaume, c'est toi qui les as voulu perdre^; j'avais bien dit que nous nous en repentirions : que font-ils maintenant dans cette forêt? Hélas! mon Dieu! les loups les ont peut-être 20 déjà mangés : tu es bien inhumain d'avoir perdu ainsi tes enfants." Le bûcheron s'impatienta à la fin : car elle redit plus de vingt fois qu'il s'en repentirait et qu'elle l'avait bien dit.'' Il la menaça de la battre si elle ne se taisait. 25 Ce n'est pas que le bûcheron ne fût peut-être encore plus fâché que sa femme*; mais c'est qu'elle lui rompait la tête, et qu'il était de l'humeur de beaucoup d'autres gens qui aiment fort les femmes qui disent bien, mais qui trouvent très importunes celles qui ont toujours bien dit.^ 30 La bûcheronne était tout en pleurs : " Hélas ! où sont maintenant mes enfants, mes pauvres enfants?
LE PETIT POUCET. 29 Elle le dit une fois si haut que les enfants, qui étaient à la porte, l'ayant entendue, se mirent à crier tous ensemble : " Nous voilà ! nous voilà ! " Elle courut vite leur ouvrir la porte, et leur dit en les embrassant : 5 " Que je suis aise de vous revoir, mes chers enfants ! Vous êtes bien las et vous avez bien faim ; et toi. Pierrot, comme te voilà crotté ' ! viens que je te débarbouille." Ce Pierrot était son fils aîné, qu'elle aimait plus que tous les autres, parce qu'il était un peu rousseau et qu'elle était un peu 10 rousse. Ils se mirent à la table, et mangèrent d'un appétit qui faisait plaisir au père et à la mère, à qui ils racontaient la peur qu'ils avaient eue dans la forêt, en parlant presque toujours tous ensemble. 15 Ces bonnes gens étaient ravis de revoir leurs enfants avec eux, et cette joie dura tant que les dix écus durèrent ; mais lorsque l'argent fut dépensé, ils retombèrent dans leur premier chagrin, et résolurent de les perdre encore, et, pour ne pas manquer le coup,^ de les mener bien plus loin que la première 20 fois. Ils ne purent parler de cela si secrètement qu'ils ne fussent entendus par le Petit Poucet, qui fit son compte ^ de sortir d'affaire comme il avait déjà fait ; mais, quoiqu'il se fût levé de bon matin pour aller ramasser de petits cailloux, il ne put en venir à bout, car il trouva la porte de la maison fermée 25 à double tour.* Il ne savait que faire, lorsque la bûcheronne leur ayant donné à chacun^ un morceau de pain pour leur déjeuner, il songea qu'il pourrait se servir de son pain ^ au lieu de cailloux, en le jetant par miettes le long du chemin où ils passeraient : 30 il le serra donc dans sa poche.
30 LE PETIT POUCET. Le père et la iikto les menèrent clans l'endroit de la forêt le plus épais et le plus obscur ; et, dès qu'ils y furent, ils gagnèrent un faux-fuyant et les laissèrent là. Le Petit Poucet ne s'en chagrina beaucoup, parce qu'il 5 croyait retrouver ' aisément son chemin par le moyen de son pain qu'il avait semé partout où il avait passé ; mais il fut bien surpris lorsqu'il ne put en retrouver une seule miette : les oiseaux étaient venus, qui avaient tout mangé." Les voilà donc bien affligés ; car, plus ils marchaient, plus 10 ils s'égaraient^ et s'enfonçaient dans la forêt. La nuit vint, et il s'éleva un grand vent (jui leur faisait des peurs épouvantables. Ils pensaient n'entendre'' de tous côtés que des hurlements de loups qui venaient à eux pour les manger. Ils n'osaient presque'' se parler ni tourner la tête. 15 II survint une grosse pluie qui les perça jusqu'aux os; ils glissaient à chaque pas, tombaient dans la boue, d'où ils se relevaient tout crottés, ne sachant que foire de leurs mains. Le Petit Poucet grimpa au haut d'un arbre pour voir s'il ne découvrirait rien : tournant la tête de tous côtés, il vit une 20 petite lueur comme d'une chandelle, mais qui était bien loin par delà la forêt. Il descendit de l'arbre, et lorsqu'il fut à terre il ne vit plus rien : cela le désola. Cependant, ayant marché quelque temps avec ses frères du côté'' qu'il avait vu la lumière, il la revit en sortant du bois. 25 Ils arrivèrent enfin à la maison où était cette chandelle, non sans bien des frayeurs, car souvent ils la perdaient de vue : ce qui leur arrivait toutes les fois qu'ils descendaient dans quelque fond. Ils heurtèrent à la porte, et une bonne femme vint leur 30 ouvrir. Elle leur demanda ce qu'ils voulaient. Le Petit Poucet lui dit qu'ils étaient de pauvres enfants qui
LE PETIT POUCET. 3I s'étaient perdus dans la forêt, et qui demandaient à coucher par charité. Cette femme les voyant tous si jolis, se mit à pleurer, et leur dit: "Hélas! mes pauvres enfants, oij êtes-vous venus? Savez- 5 vous bien que c'est ici ' la maison d'un ogre qui mange les petits enfants? — Hélas ! madame, lui répondit le Petit Poucet, qui tremblait de toute sa force aussi bien que ses frères, (jue feronsnous? Il est bien sûr que les loups de la forêt ne manqueront 10 pas de nous manger cette nuit, si vous ne voulez pas nous retirer chez vous ; et, cela étant,' nous aimons mieux que ce soit Monsieur qui nous mange: peut-être^ qu'il aura pitié de nous, si vous voulez bien l'en prier." La femme de l'ogre, qui crut qu'elle pourrait les cacher à 15 son mari^ jusqu'au lendemain matin, les laissa entrer et les mena se chauffer auprès d'un bon feu ; car il y avait un mouton tout entier à la broche pour le souper de l'ogre. Comme ils commençaient à se chauffer, ils entendirent heurter trois ou quatre grands coups à la porte : c'était l'ogre qui 20 revenait. Aussitôt sa femme les fit cacher^ sous le lit et alla ouvrir la porte. L'ogre demanda d'abord si le souper était prêt et si on avait tiré du vin, et aussitôt se mit à la table. Le mouton était encore tout sanglant, mais il ne lui en sembla que meilleur.^ 25 Il flairait à droite et à gauche, disant qu'il sentait la chair fraîche. " Il faut, lui dit sa femme, que ce soit ce veau que je viens d'habiller,'' que vous sentez. — Je sens la chair fraîche, te dis-je encore une fois, reprit 30 l'ogre en regardant sa femme de travers, et il y a ici quelque chose que je n'entends pas."
32 LE PETIT POUCET. En disant ces mots, il se leva de la table et alla droit au lit. " Ah ! dit-il, voilà donc comme tu veux me tromper, maudite femme ! Je ne sais à quoi il tient ' que je ne te mange aussi : bien t'en prend d'être une vieille bête ^ ! Voilà du 5 gibier qui vient bien à propos pour traiter trois ogres de mes amis qui doivent me venir voir ces jours-ci.^ " Il les tira de dessous le lit l'un après l'autre. Ces pauvres enfants se mirent à genoux en lui demandant pardon ; mais ils avaient affaire * au plus cruel de tous les 10 ogres, qui, bien loin d'avoir de la pitié, les dévorait déjà des yeux, et disait à sa femme que ce seraient là de friands morceaux, lorsqu'elle leur aurait fait une bonne sauce. Il alla prendre un grand couteau, et, en approchant^ de ces pauvres enfants, il l'aiguisait sur une longue pierre qu'il tenait 15 à sa main gauche. Il en avait déjà empoigné un, lorsque sa femme lui dit : "Que voulez-vous faire à l'heure qu'il" est? N'aurez-vous pas assez de temps demain? — Tais-toi ! reprit l'ogre ; ils en seront plus mortifiés. 20 — Mais vous avez encore là tant de viande ! reprit sa femme : voilà un veau, deux moutons et la moitié d'un cochon. — Tu as raison, dit l'ogre : donne-leur bien à souper,^ afin qu'ils ne maigrissent pas, et va les mener coucher." 25 La bonne femme fut ravie de joie et leur porta bien à souper; mais ils ne purent manger, tant ils étaient saisis de peur. Pour l'ogre, il se remit à boire, ravi d'avoir de quoi ^ si bien régaler ses amis. Il but une douzaine de coups de plus qu'à 30 l'ordinaire : ce qui lui donna un peu dans la tête,^ et l'obligea de s'aller coucher.
LE PETIT POUCET. 33 L'ogre avait sept filles qui n'étaient encore que des enfants : ces petites ogresses avaient toutes le teint fort beau, parce qu'elles mangeaient de la chair fraîche comme leur père ; mais elles avaient de petits yeux gris et tout ronds, le nez crochu, et une fort grande bouche avec de longues dents fort aiguës 5 et fort éloignées l'une de l'autre ; elles n'étaient pas encore fort méchantes, mais elles promettaient^ beaucoup, car elles mordaient déjà les petits enfants pour en sucer le sang. On les avait fait coucher ^ de bonne heure, et elles étaient toutes sept dans un grand lit, ayant chacune une couronne d'or lo sur la tête. Il y avait dans la même chambre un autre lit de la même grandeur : ce fut dans ce lit que la femme de l'ogre mit coucher les sept petits garçons ; après quoi elle s'alla coucher auprès de son mari. 15 Le Petit Poucet, qui avait remarqué que les filles de l'ogre avaient des couronnes d'or sur la tête, et qui craignait qu'il ne prît à l'ogre^ quelques remords de ne les avoir pas égorgés dès le soir même, se leva vers le milieu de la nuit ; et, prenant les bonnets de ses frères et le sien, il alla tout doucement les 20 mettre sur la tête des sept filles de l'ogre après leur avoir ôté ■* leurs couronnes d'or, qu'il mit sur la tête de ses frères et sur la sienne, afin que l'ogre les prît pour ses filles, et ses filles pour les garçons qu'il voulait égorger. La chose réussit comme il l'avait pensé ^ ; car l'ogre, s'étant 25 éveillé sur le minuit, eut regret d'avoir différé au lendemain ce qu'il pouvait exécuter la veille. Il se jeta donc brusquement hors du lit, et prenant son grand couteau : " Allons voir,^ dit-il, comment se portent nos petits drôles ; ,0 n'en faisons pas à deux fois^ ! "
34 LE PETIT POUCET. Il monta donc à tâtons ' à la chambre de ses filles, et s'approcha du lit où étaient les petits garçons, qui dormaient tous, excepté le Petit Poucet, qui eut bien peur lorsqu'il sentit la main de l'ogre qui lui tâtait la tête,- comme il avait tâté celle 5 de tous ses frères. L'ogre, qui sentit les couronnes d'or : "Vraiment, dit-il, j'allais faire là un bel ouvrage^! je vois bien que j'ai bu trop hier au soir." Il alla ensuite au lit de ses filles, où ayant senti les petits 10 bonnets des garçons : "Ah! les voilà, dit-il, nos gaillards! travaillons hardiment.^" En disant ces mots, il coupa, sans balancer, la gorge à ses sept filles. 15 Fort content de cette expédition, il alla se recoucher auprès de sa femme. Aussitôt que le Petit Poucet entendit ronfler l'ogre, il réveilla ses frères, et leur dit de s'habiller promptement et de le suivre. Ils descendirent doucement dans le jardin et sautèrent par20 dessus les murailles. Ils coururent presque toute la nuit, toujours en tremblant et sans savoir où ils allaient. L'ogre s'étant éveillé, dit à sa femme : "Va-t'en là-haut habiiler ces petits drôles d'hier au soir.^ " L'ogresse fut fort étonnée de la bonté de son mari, ne se 25 doutant point de la manière qu'il entendait qu'elle les habillât,^ et croyant qu'il lui ordonnait de les aller vêtir : elle monta en haut, où elle fut bien surprise lorsqu'elle aperçut ses sept filles égorgées et nageant dans leur sang. Elle commença par s'évanouir ; car c'est le premier expédient que trouvent pres30 que toutes les femmes en pareille rencontre.'' L'ogre, craignant que sa femme ne fût trop longtemps à
LE PETIT POUCET. 35 faire ' la besogne dont il l'avait chargée, monta en haut pour lui aider : il ne fut pas moins étonné que sa femme lorsqu'il vit cet affreux spectacle. "Ah! qu'ai-je fait là? s'écria-t-il. Ils me le payeront,^ les malheureux, et tout à l'heure !" 5 Il jeta aussitôt une potée d'eau dans le nez de sa femme, et l'ayant fait revenir'': "Donne-moi vite mes bottes de sept lieues, lui dit-il, afin que j'aille les attraper." Il se mit en campagne,'* et, après avoir couru de tous côtés, il entra enfin dans le chemin où marchaient ces pauvres lo enfants, qui n'étaient plus^ qu'à cent pas du logis de leur père. Ils virent l'ogre qui allait de montagne en montagne, et qui traversait des rivières aussi aisément qu'il aurait fait^ du moindre ruisseau. 15 Le Petit Poucet, qui vit un rocher creux proche le lieu où ils étaient, y fit cacher ses six frères, et s'y fourra aussi, regardant toujours ce que l'ogre deviendrait.*^ L'ogre, qui se trouvait fort las du long chemin qu'il avait fait inutilement (car les bottes de sept lieues fatiguent fort 20 leur homme), voulut se reposer; et, par hasard, il alla s'asseoir sur la roche où les petits garçons s'étaient cachés. Comme il n'en pouvait plus de fatigue,'' il s'endormit après s'être reposé quelque temps, et vint à ronfler si effroyablement que les pauvres enfants n'en eurent pas moins de peur* que 25 quand il tenait son grand couteau pour leur couper la gorge. Le Petit Poucet en eut moins peur, et dit à ses frères de s'enfuir promptement à la maison pendant que l'ogre dormirait bien fort, et qu'ils ne se missent^ point en peine de lui. Ils crurent son conseil, et gagnèrent vite la maison. 30 Le Petit Poucet, s'étant approché de l'ogre, lui tira doucement ses bottes et les mit aussitôt.
36 LE PETIT POUCET. Les bottes étaient fort grandes et fort larges ; mais, comme elles étaient fées/ elles avaient le don de s'agrandir et de s'apetisser selon la jambe de celui qui les chaussait, de sorte qu'elles se trouvèrent aussi justes à ses pieds- et à ses jambes 5 que si elles eussent été faites pour lui. 11 alla droit à la maison de l'ogre, où il trouva sa femme, qui pleurait auprès de ses filles égorgées. " Votre mari, lui dit le Petit Poucet, est en grand danger ; car il a été pris par une troupe de voleurs, qui ont juré de le 10 tuer s'il ne leur donne tout son or et tout son argent. Dans le moment qu'ils lui tenaient le poignard sur la gorge, il m'a aperçu et m'a prié de vous venir avertir de l'état où il est, et de vous dire de me donner tout ce qu'il a de vaillant,^ sans en rien retenir, parce qu'autrement ils le tueront sans miséricorde. 15 Comme la chose presse beaucoup, il a voulu que je prisse ses bottes de sept lieues que voilà,* pour faire diligence, et aussi afin que vous ne croyiez pas que je sois un affronteur." La bonne femme, fort effrayée, lui donna aussitôt tout ce qu'elle avait ; car cet ogre ne laissait pas d'être fort bon mari,* 20 quoiqu'il mangeât les petits enfants. Le Petit Poucet, étant donc chargé de toutes les richesses de l'ogre, s'en revint ^ au logis de son père, où il fut reçu avec bien de la joie. Il y a bien des gens qui ne demeurent pas d'accord^ de 25 cette dernière circonstance, et qui prétendent que le Petit Poucet n'a jamais fait ce vol à l'ogre ; qu'à la vérité il n'avait pas foit conscience ^ de lui prendre ses bottes de sept lieues, parce qu'il ne s'en servait que pour courir après les petits enfants. 30 Ces gens-là assurent le savoir de bonne part,'' et même pour avoir bu et mangé dans la maison du bûcheron. Ils assurent
LE PETIT POUCET. 37 que, lorsque le Petit Poucet eut chaussé les bottes de l'ogre, il s'en alla à la cour, où il savait qu'on était fort en peine d'une armée ^ qui était à deux cents lieues de là, et du succès d'une bataille qu'on avait donnée. Il alla, disent-ils, trouver le roi,^ et lui dit que, s'il le souhai- 5 tait, il lui rapporterait des nouvelles de l'armée avant la fin du jour. Le roi lui promit une grosse somme d'argent, s'il en venait à bout. Le Petit Poucet rapporta des nouvelles dès le soir même ; et cette première course l'ayant fait connaître,^ il gagnait tout 10 ce qu'il voulait : car le roi le payait parfaitement bien pour porter ses ordres à l'armée, et une infinité de dames lui donnaient tout ce qu'il voulait pour avoir des nouvelles de leurs amants ; et ce fut là son plus grand gain. Il se trouvait quelques femmes qui le chargeaient de lettres pour leurs maris ; mais elles 15 le payaient si mal, et cela allait à si peu de chose,^qu'il ne daignait mettre en ligne de compte ce qu'il gagnait de ce côté-là. Après avoir fait pendant quelque temps le métier de courrier et y^ avoir amassé beaucoup de bien, il revint chez son père, oii il n'est pas possible d'imaginer la joie qu'on eut de 20 le revoir. Il mit toute sa famille à son aise.*' Il acheta des offices de nouvelle création pour son père et pour ses frères; et par là il les établit tous, et fit parfaitement bien sa cour' en même temps.
VI. LA BELLE AUX CHEVEUX D'OR. Il y avait une fois la fille d'un roi qui était si belle, qu'il n'y avait rien de si beau au monde ; et à cause qu'elle était si belle, on la nommait la Belle aux Cheveux d'Or : car ses cheveux étaient plus fins que de l'or, et blonds par merveille,^ 5 tout frisés, qui lui tombaient jusque sur les pieds. Elle allait toujours couverte de ses cheveux bouclés, avec une couronne de fleurs sur la tête et des habits brochés de diamants et de perles ; tant y a- qu'on ne pouvait la voir sans l'aimer. Il y avait un jeune roi de ses voisins^ qui n'était point marié, 10 et qui était bien fait et bien riche. Quand il eut appris tout ce qu'on disait de la Belle aux Cheveux d'Or, bien qu'il ne l'eût point encore vue, il se prit à l'aimer si fort,* qu'il en perdait le boire et le manger, et il se résolut de lui envoyer un ambassadeur pour la demander en mariage. Il fit faire un 15 carrosse magnifique à^ son ambassadeur ; il lui donna plus de cent chevaux et cent laquais, et lui recommanda bien de lui amener la princesse. Quand il eut pris congé du roi et qu'il fut parti, toute la cour ne parlait d'autre chose; et le roi, qui ne doutait pas que 20 la Belle aux Cheveux d'Or ne consentît^ à ce qu'il souhaitait, lui faisait déjà faire de belles robes et des meubles admirables. Pendant que les ouvriers étaient occupés à travailler, l'ambassadeur, arrivé chez la Belle aux Cheveux d'Or, lui fit son petit 38
LA BELLE AUX CHEVEUX D'OR. 39 message ; mais, soit qu'elle ne fût pas ce jour-là de bonne humeur, ou que le compliment ne lui semblât pas à son gré,^ elle répondit à l'ambassadeur qu'elle remerciait le roi, et qu'elle n'avait point envie de se marier. L'ambassadeur partit de la cour de cette princesse, bien 5 triste de ne la pas amener avec lui ; il rapporta tous les présents qu'il lui avait portés de la part du roi : - car elle était fort sage, et savait bien qu'il ne faut pas que les filles reçoivent rien des garçons''; aussi elle ne voulut jamais accepter les beaux diamants et le reste ; et, pour ne pas mécontenter le roi, elle 1° prit seulement un quarteron d'épingles d'Angleterre.^ Quand l'ambassadeur arriva à la grande ville du roi, où il était attendu si impatiemment, chacun s'affligea de ce qu'il n'amenait point la Belle aux Cheveux d'Or, et le roi se mit à pleurer comme un enfant: on le consolait^ sans en pouvoir 15 venir à bout. Il y avait un jeune garçon à la cour qui était beau comme le soleil, et le mieux fait de tout le royaume : à cause de sa bonne grâce et de son esprit, on le nommait Avenant.'' Tout le monde l'aimait, hors les envieux, qui étaient fâchés que le 20 roi lui fît du bien' et qu'il lui confiât tous les jours ses affaires. Avenant se trouva avec des personnes qui parlaient du retour de l'ambassadeur, et qui disaient qu'il n'avait rien fait qui vaille ^ \ il leur dit, sans y prendre garde ^ : "Si le roi m'avait envoyé vers la Belle aux Cheveux d'Or, je suis cer- 25 tain qu'elle serait venue avec moi." Tout aussitôt ces méchantes gens vont dire au roi : " Sire, vous ne savez pas ce que dit Avenant? Que, si vous l'aviez envoyé chez la Belle aux Cheveux d'Or, il l'aurait ramenée. Considérez bien sa malice ; il prétend être plus beau que vous, 30 et qu'elle l'aurait tant aimé qu'elle l'aurait suivi partout."
^O LA BELLE AUX CHEVEUX D'OR. Voilà le roi qui se met en colère," en colère tant et tant, qu'il était hors de lui. " Ha ! ha ! dit-il, ce joli mignon se moque de mon malheur, et il se prise plus que moi ; allons,* qu'on le mette dans ma grosse tour, et qu'il y meure de 5 faim ! " Les gardes du roi furent '' chez Avenant, qui ne pensait plus à ce qu'il avait dit ; ils le traînèrent en prison et lui firent mille maux. Ce pauvre garçon n'avait qu'un peu de paille pour se coucher ; et il serait mort sans * une petite fontaine 10 qui coulait dans le pied de la tour, dont il buvait un peu pour se rafraîchir : car la faim lui avait bien séché la bouche. Un jour qu'il n'en pouvait plus,'* il disait en soupirant : "De quoi se plaint le roi? Il n'a point de sujet qui lui soit plus fidèle que moi, je ne l'ai jamais offensé." Le roi, par 15 hasard, passait proche de la tour : et quand il entendit la voix de celui qu'il avait tant aimé, il s'arrêta pour l'écouter, malgré ceux qui étaient avec lui, qui haïssaient Avenant et qui disaient au roi : " A quoi vous amusez-vous,'^ sire ? ne savez-vous pas que c'est un fripon?" Le roi répondit: "Laissez-moi là,^ 20 je veux l'écouter." Ayant ouï ses plaintes, les larmes lui en vinrent aux yeux : il ouvrit la porte de la tour et l'appela. Avenant vint tout triste se mettre à genoux devant lui, et baisa ses pieds : " Que vous ai-je fait, sire, lui dit-iî, pour me traiter si durement ? ^ 25 — Tu t'es moqué de moi et de mon ambassadeur, dit le roi. Tu as dit que si je t'avais envoyé chez la Belle aux Cheveux d'Or, tu l'aurais bien amenée. — Il est vrai, sire, répondit Avenant, que je lui aurais si bien fait connaître vos grandes qualités, que je suis persuadé qu'elle 30 n'aurait pu s'en défendre*; et en cela je n'ai rien dit qui ne vous dût être agréable."
LA BELLE AUX CHEVEUX D'OR. 4I Le roi trouva qu'effectivement il n'avait point de tort ; il regarda de travers ^ ceux qui lui avaient dit du mal de son favori, et il l'emmena avec lui, se repentant bien de la peine qu'il lui avait faite. Après l'avoir fait souper à merveille, il l'appela dans son 5 cabinet, et lui dit: "Avenant, j'aime toujours la Belle aux Cheveux d'Or, ses refus ne m'ont point rebuté ; mais je ne sais comment m'y prendre ^ pour qu'elle veuille m'épouser : j'ai envie de t'y envoyer pour voir si tu pourras réussir." Avenant répliqua qu'il était disposé à lui obéir en toutes la choses, qu'il partirait dès le lendemain. " Oh ! dit le roi, je veux te donner un grand équipage.^ — Cela n'est point nécessaire, répondit-il; il ne me faut qu'un bon cheval, avec des lettres de votre part." Le roi l'embrassa, car il était ravi de le voir sitôt prêt. 15 Ce fut un lundi matin qu'il prit congé du roi et de ses amis, pour aller à son ambassade tout seul, sans pompe et sans bruit. 11 ne faisait que rêver* aux moyens d'engager la Belle aux Cheveux d'Or à épouser le roi. Il avait une écritoire dans sa poche, et, quand il lui venait quelque belle pensée à mettre 20 dans sa harangue, il descendait de cheval et s'asseyait sous des arbres pour écrire, afin de ne rien oublier. Un matin qu'il était parti à la petite pointe du jour,* en passant dans une grande prairie, il lui vint une pensée fort jolie ; il mit pied à terre, et se plaça contre des saules et des peupliers qui étaient 25 plantés le long d'une petite rivière qui coulait au bord du pré. Après qu'il eut écrit, il regarda de tous côtés, charmé de se trouver en un si bel endroit. Il aperçut sur l'herbe une grosse carpe dorée qui bâillait et qui n'en pouvait plus, car, ayant voulu attraper de petits moucherons, elle avait sauté si hors 30 de ^ l'eau qu'elle s'était élancée sur l'herbe, où elle était près
42 LA BELLE AUX CHEVEUX D'OR. de mourir. Avenant en eut pitié ; et, quoiqu'il fût jour maigre et qu'il eût pu * l'emporter pour son dîner, il fut la prendre et la remit doucement dans la rivière. Dès que ma commère la carpe ^ sent la fraîcheur de l'eau, elle commence à se réjouir, 5 et se laisse couler jusqu'au fond ; puis revenant toute gaillarde au bord de la rivière : " Avenant, dit-elle, je vous remercie du plaisir que vous venez de me faire ; sans vous je serais morte, et vous m'avez sauvée ; je vous le revaudrai." Après ce petit compliment, elle s'enfonça dans l'eau ; et Avenant demeura ^o bien surpris de l'esprit et de la grande civilité de la carpe. Un autre jour qu'il continuait son voyage, il vit un corbeau bien embarrassé : ce pauvre oiseau était poursuivi par un gros aigle (grand mangeur de corbeaux) : il était près de l'attraper, et il l'aurait avalé comme une lentille, si Avenant n'eût eu 15 compassion du malheur de cet oiseau. " Voilà, dit-il, comme les plus forts oppriment les plus faibles: quelle raison^ a l'aigle de manger le corbeau ? " Il prend son arc, qu'il portait toujours, et une flèche ; puis, mirant bien l'aigle, croc ! il lui décoche la flèche dans le corps et le perce de part en part ■• ; 20 il tombe mort, et le corbeau, ravi, vint se percher sur un arbre. " Avenant, lui dit-il, vous êtes bien généreux de m'avoir secouru, moi qui ne suis qu'un misérable corbeau ; mais je ne demeurerai point ingrat, je vous le revaudrai." Avenant admira le bon esprit du corbeau et continua son 25 chemin. En entrant dans un grand bois, si matin qu'il ne voyait qu'à peine à se conduire,^ il entendit un hibou qui criait en hibou désespéré. " Ouais ! dit-il, voilà un hibou bien affligé ; il pourrait s'être laissé prendre ® dans quelque filet." Il chercha de tous côtés, et enfin il trouva de grands filets que 30 des oiseleurs avaient tendus la nuit '' pour attraper les oisillons. " Quelle pitié ! dit-il ; les hommes ne sont faits que pour
LA BELLE AUX CHEVEUX D'OR. 43 s'entre-tourmenter, ou pour persécuter de pauvres animaux qui ne leur font ni tort ni dommage." Il tira son couteau et coupa les cordelettes. Le hibou prit l'essor*; mais, revenant à tire d'aile: "Avenant, dit-il, il n'est pas nécessaire que je vous fasse une longue harangue pour 5 vous faire comprendre l'obligation que je vous ai ; elle parle assez d'elle-même : les chasseurs allaient venir, j'étais pris,^ j'étais mort sans votre secours ; j'ai le cœur reconnaissant, je vous le revaudrai." Voilà les trois plus considérables aventures qui arrivèrent à 10 Avenant dans son voyage. Il était si pressé d'arriver, qu'il ne tarda pas à se rendre au palais de la Belle aux Cheveux d'Or. Tout y était admirable ; l'on y voyait ^ les diamants entassés comme des pierres ; les beaux habits, le bonbon, l'argent. C'étaient des choses merveilleuses ; et il pensait en lui-même '5 que, si elle quittait tout cela pour venir chez le roi son maître, il faudrait qu'il jouât bien de bonheur.* Il prit un habit de brocart, des plumes incarnates et blanches ; il se peigna, se poudra, se lava le visage ; il mit une riche écharpe toute brodée à son cou, avec un petit panier, et dedans* un beau 20 petit chien, qu'il avait acheté en passant à Bologne. Avenant était si bien fait, si aimable, il faisait toute chose avec tant de grâce, que lorsqu'il se présenta à la porte du palais, tous les gardes lui firent une grande révérence ; et l'on courut dire à la Belle aux Cheveux d'Or qu'Avenant, ambassadeur du roi son 25 plus proche voisin, demandait à la voir. Sur ce nom ^ d'Avenant, la princesse dit : " Cela me porte bonne signification ; je gagerais qu'il est joli et qu'il plaît à tout le monde. — Vraiment oui, madame, lui dirent toutes ses filles d'honneur : nous l'avons vu du grenier où nous accommodions votre 30 filasse, et tant qu'il a demeuré sous les fenêtres, nous n'avons pu rien faire.
44 LA BELLE AUX CHEVEUX D'OR. — Voilà qui est beau/ répliqua la Belle aux Cheveux d'Or, de vous amuser à regarder les garçons ! Çà,^ que l'on me donne ma grande robe de satin bleu brodée, et que l'on éparpille bien mes blonds cheveux ; cjue l'on me fasse des guir5 landes de fleurs nouvelles ; ciue l'on me donne mes souliers hauts et mon éventail ; que l'on balaye ma chambre et mon trône : car je veux qu'il dise partout (jne je suis vraiment la Belle aux Cheveux d'Or." Voilà toutes ses femmes qui s'empressaient de la parer 10 comme une reine ; elles étaient si hâtées qu'elles s'entrecognaient^ et n'avançaient guère. Enfin la princesse passa dans sa galerie aux grands miroirs,^ pour voir si rien ne lui manquait ; et puis elle monta sur son trône d'or, d'ivoire et d'ébène, qui sentait comme baume, et elle commanda à ses 15 filles de prendre des instruments et de chanter tout doucement pour n'étourdir personne. On conduisit Avenant dans la salle d'audience. Il demeura si transporté d'admiration, qu'il a dit depuis bien des fois qu'il ne pouvait presque parler; néanmoins il prit courage et fit sa 20 harangue à merveille : il pria la princesse qu'il n'eût pas le déplaisir de s'en retourner sans elle.'' "Gentil Avenant, lui dit-elle, toutes les raisons que vous venez de me conter sont fort bonnes, et je vous assure que je serais bien aise de vous favoriser plus (ju'un autre. Mais il 25 faut que vous sachiez qu'il y a un mois" je fus me promener sur la rivière avec toutes mes dames ; et comme l'on me servit ma collation, en ôtant mon gant je tirai de mon doigt une bague qui tomba par malheur dans la rivière : je la chérissais plus que mon royaume. Je vous laisse à juger de quelle afflic30 tion cette perte fut suivie. J'ai fait serment de n'écouter jamais aucune proposition de mariage, que l'ambassadeur qui
LA BELLE AUX CHEVEUX D'OR. 45 me proposera un époux ne me rapporte ma bague.^ Voyez à présent ce que vous avez à faire là-dessus ; car quand vous me parleriez^ quinze jours et quinze nuits, vous ne me persuaderiez pas de changer de sentiment." Avenant demeura bien étonné de cette réponse ; il lui fit 5 une profonde révérence et la pria de recevoir le petit chien, le panier et l'écharpe ; mais elle lui répliqua qu'elle ne voulait point de présents, et qu'il songeât ^ à ce qu'elle venait de lui dire. Quand il fut retourné chez lui, il se coucha sans souper ; et lo son petit chien, qui s'appelait Cabriole, ne voulut pas souper non plus : il vint se mettre auprès de lui. Tant que la nuit fut longue,'' Avenant ne cessa point de soupirer. " Où puis-je prendre une bague tombée depuis un mois dans une grande rivière? disait-il: c'est toute folie de l'entreprendre.' La 15 princesse ne m'a dit cela que pour me mettre dans l'impossibilité de lui obéir." Il soupirait et s'affligeait très fort. Cabriole, qui l'écoutait, lui dit : " Mon cher maître, je vous prie, ne désespérez pjint de votre bonne fortune : vous êtes trop aimable pour n'être 20 pas heureux. Allons, dès qu'il fera jour, au bord de la rivière." Avenant lui donna deux petits coups* de la main et ne répondit rien ; mais, tout accablé de tristesse, il s'endormit. Cabriole, voyant le jour, cabriola tant qu'il l'éveilla, et lui 25 dit: "Mon maître, habillez-vous, et sortons." Avenant le voulut bien.'^ Il se lève, s'habille, et descend dans le jardin, et du jardin il va insensiblement au bord de la rivière, où il se promenait son chapeau sur ses yeux et ses bras croisés l'un sur l'autre, ne pensant qu'à son départ, quand tout d'un coup il 33 entendit qu'on l'appelait : **
46 LA BELLE AUX CHEVEUX D'OR. " Avenant ! Avenant ! " Il regarde de tous côtés et ne voit personne ; il crut rêver. Il continue sa promenade ; on le rappelle : " Avenant ! Avenant ! — Qui m'appelle? " tlit-il. 5 Cabriole, qui était fort petit, et qui regardait de près de l'eau/ lui répliqua : " Ne me croyez jamais, si ce n'est une carpe dorée que j'aperçois." Aussitôt la grosse carpe paraît, et lui dit : " Vous m'avez sauvé la vie dans le pré des aliziers, où je serais restée sans 10 vous ; je vous promis de vous le revaloir. Tenez, cher Avenant, voici la bague de la Belle aux Cheveux d'Or." Il se baissa et la prit dans^ la gueule de ma commère la carpe, qu'il remercia mille fois. Au lieu de retourner chez lui, il fut droit au palais avec le 15 petit Cabriole, qui était bien aise d'avoir fait venir son maître au bord de l'eau. On alla dire à la princesse qu'il demandait à la voir. " Hélas ! dit-elle, le pauvre garçon, il vient prendre congé de moi ; il a considéré que ce que je veux est impossible, et il va le dire à son maître." 20 On fit entrer Avenant, qui lui présenta sa bague et lui dit : "Madame la princesse, voilà votre commandement fait^; vous plaît-il recevoir le roi mon maître pour époux?" Quand elle vit sa bague où il ne manquait rien,'* elle resta, si étonnée, si étonnée, qu'elle croyait rêver. " Vraiment, dit-elle, 25 gracieux Avenant, il faut que vous soyez favorisé de quelque fée ; car naturellement cela n'est pas possible.^ — Madame, dit-il, je n'en connais aucune, mais j'avais bien envie de vous obéir. — Puisque vous avez si bonne volonté, continua-t-elle, il faut 30 que vous me rendiez un autre service, sans le
LA BELLE AUX CHEVEUX D'OR. 47 appelé Galifron, lequel s'était mis dans l'esprit de m'épouser.' Il me fit déclarer son dessein avec des menaces épouvantables, que si je le refusais il désolerait mon royaume.- Mais jugez si je pouvais l'accepter : c'est un géant qui est plus haut qu'une haute tour ; il mange un homme comme un singe 5 mange un marron. Quand il va à la campagne, il porte dans ses poches de petits canons, dont il se sert au lieu de pistolets ; et, lorsqu'il parle bien haut, ceux qui sont près de lui deviennent sourds. Je lui mandai que je ne voulais point me marier, et qu'il m'excusât''; cependant il n'a point laissé de 10 me persécuter ; il tue tous mes sujets, et, avant toutes choses, il faut vous battre contre lui et m 'apporter sa tête." Avenant demeura un peu étourdi de cette proposition ; il rêva quelque temps, et puis il dit : " Eh bien, madame, je combattrai Galifron. Je crois que je serai vaincu ; mais je 15 mourrai en brave homme.'* " La princesse resta bien étonnée : elle lui dit mille choses pour l'empêcher de faire cette entreprise. Cela ne servit de rien ; il se retira pour aller chercher des armes et tout ce qu'il lui fallait. Quand il eut ce qu'il voulait, il remit le petit Cabri- 20 oie dans son panier, il monta sur son beau cheval, et fut dans le pays de Galifron. Il demandait de ses nouvelles à ceux qu'il rencontrait,^ et chacun lui disait que c'était un vrai démon dont on n'osait approcher : plus il entendait dire cela, plus il avait peur. Cabriole le rassurait, en lui disant : " Mon 25 cher maître, pendant que vous vous battrez,® j'irai lui mordre les jambes ; il baissera la tête pour me chasser, et vous le tuerez." Avenant admirait l'esprit du petit chien ; mais il savait assez que son secours ne suffirait pas. Enfin il arriva proche du château de Galifron ; tous les 30 chemins étaient couverts d'os et de carcasses d'hommes qu'il
48 I.A BELLE AUX CHEVEUX D'OR. avait mangés ou mis en pièces. Il ne l'attendit pas longtemps, qu'il le vit' venir à travers un bois. Sa tête passait les plus grands arbres, et il chantait d'une voix épouvantable : Où sont les petits enfants, 5 Que je les crociue h belles dents?' Il m'en faut tant, tant, et tant, Que le monde n'est suffisant. Aussitôt Avenant se mit à chanter sur le même air : Approche : voici Avenant, 10 Qui t'arrachera les dents. Bien qu'il ne soit pas des plus grands,^ Pour te battre il est suffisant. Les rimes n'étaient pas bien régulières ; mais il fit la chanson fort vite, et c'est même un miracle qu'il ne la fît pas plus 15 mal,* car il avait horriblement peur. Quand Galifron entendit ces paroles, il regarda de tous côtés, et il aperçut Avenant l'épée à la main, qui lui dit deux ou trois injures pour l'irriter. Il n'en fallut pas tant'' : il se mit dans une colère effroyable, et prenant une massue toute de fer, il aurait assommé du premier 20 coup le gentil Avenant, sans un corbeau qui vint se mettre sur le haut de sa tête, et avec son bec lui donna si juste dans les yeux " qu'il les creva. Son sang coulait sur son visage ; il était comme un désespéré, frappant de tous côtés. Avenant l'évitait^ et lui porta de grands coups d'épée qu'il enfonçait jusqu'à 25 la garde, et qui lui faisaient mille blessures, par où il perdit tant de sang qu'il tomba. Aussitôt Avenant lui coupa la tête, bien ravi d'avoir été si heureux ; et le corbeau, qui s'était perché sur un arbre, lui dit : " Je n'ai pas oublié le service que vous me rendîtes en tuant l'aigle qui me poursuivait ; je vous promis 30 de m'en acquitter^ : je crois l'avoir fait aujourd'hui.
LA BELLE AUX CHEVEUX D'OR. 4g — C'est moi qui vous dois tout, monsieur du Corbeau/ répliqua Avenant ; je demeure votre serviteur." 11 monta aussitôt à cheval, chargé de l'épouvantable tête de Galifron. Quand il arriva dans la ville, tout le monde le suivait et 5 criait : "Voici le brave Avenant qui vient de tuer le monstre ;" de sorte que la princesse, qui entendit bien du bruit et qui tremblait qu'on ne lui vînt^ apprendre la mort d'Avenant, n'osait demander ce qui lui était arrivé ; mais elle vit entrer Avenant avec la tête du géant, qui ne laissa pas ^ de lui faire 10 encore peur, bien qu'il n'y eût plus rien à craindre. "Madame, lui dit-il, votre ennemi est mort; j'espère que vous ne refuserez plus le roi mon maître ? — Ah ! si fait,"* dit la Belle aux Cheveux d'Or, je le refuserai si vous ne trouvez moyen, avant mon départ, de m'apporter 15 de l'eau de la grotte ténébreuse. Il y a proche d'ici une grotte profonde qui a bien six lieues de tour ; on trouve à l'entrée deux dragons qui empêchent qu'on y entre ^ ; ils ont du feu dans la gueule et dans les yeux ; puis, lorsqu'on est dans la grotte, on trouve un grand trou dans lequel il faut 20 descendre : il est plein de crapauds, de couleuvres et de serpents. Au fond de ce trou il y a une petite cave où coule la fontaine de beauté et de santé : c'est de cette eau que je veux absolument. Tout ce qu'on en " lave devient merveilleux : si l'on est belle, on demeure toujours belle ; si l'on est laide, on 25 devient belle; si l'on est jeune, on reste jeune; si l'on est vieille, on devient jeune. Vous jugez bien, Avenant, que je ne quitterai pas mon royaume sans en emporter. — Madame, lui dit-il, vous êtes si belle que cette eau vous est bien inutile ; mais je suis un malheureux ambassadeur dont 30 vous voulez la mort : je vais vous aller chercher ce que vous désirez, avec la certitude de n'en pouvoir revenir.'^ "
50 LA BELLE AL'X CHEVEUX D'OR. La Belle aux Cheveux d'Or ne changea point de dessein, et Avenant partit avec le petit chien Cabriole, pour aller à la grotte ténébreuse chercher de l'eau de beauté. Tous ceux qu'il rencontrait sur le chemin disaient : " C'est une pitié de 5 voir un garçon si aimable s'aller perdre de gaieté de cœur'; il va seul à la grotte, et quand il irait lui centième,- il n'en pourrait venir à bout. Pounjuoi la princesse ne veut-elle que des choses impossibles?" Il continuait de marcher, et ne disait pas un mot ; mais il était bien triste. 10 II arriva vers le haut d'une montagne où il s'assit pour se reposer un peu, et il laissa paître son cheval et courir CabrioU après des mouches. Il savait que la grotte ténébreuse n'était pas loin de là, il regardait s'il ne la verrait point ^ ; enfin il aperçut un vilain rocher noir comme de l'encre, d'où sortait 15 une grosse fumée, et au bout d'un moment un des dragons, qui jetait du feu par les yeux et par la gueule : il avait le corps jaune et vert, des griffes et une longue queue qui faisait plus de cent tours. Cabriole vit tout cela; il ne savait ou se cacher, tant il avait peur. 20 Avenant, tout résolu de mourir, tira son épée, descendit avec une fiole que la Belle aux Cheveux d'Or lui avait donnée pour la remplir de l'eau de beauté. Il dit à son chien Cabriole : " C'est fait de moi* ! je ne pourrai jamais avoir de cette eau qui est gardée par des dragons ; quand je serai mort, rem25 plis la fiole de mon sang, et la porte' à la princesse, pour qu'elle voie ce qu'elle me coûte ; et puis va trouver le roi mon maître et lui conte mon malheur." Comme il parlait ainsi, il entendit qu'on l'appelait : " Avenant ! Avenant ! " 30 II dit: "Qui m'appelle?" et il vit un hibou dans le trou d'un vieux arbre," qui lui dit : " Vous m'avez retiré du filet des
LA BELLE AUX CHEVEUX D'OK. 51 chasseurs où j'étais pris, et vous me sauvâtes la vie; je vous promis que je vous le revaudrais : en voici le temps. ^ Donnez-moi votre fiole : je sais tous les chemins de la grotte ténébreuse ; je vais vous quérir de l'eau de beauté." Dame- ! qui fut bien aise? je vous le laisse à penser, Ave- 5 nant lui donna vite sa fiole, et le hibou entra sans nul empêchement dans la grotte. En moins d'un quart d'heure, il revint rapporter^ la bouteille bien bouchée. Avenant fut ravi; il le remercia de tout son cœur, et, remontant la montagne, il prit le chemin de la ville ^ bien joyeux. la Il alla droit au palais ; il présenta la fiole à la Belle aux Cheveux d'Or, qui n'eut plus rien à dire : elle remercia Avenant, et donna ordre à tout ce qu'il lui fallait pour partir^ ; puis elle se mit en voyage avec lui. Elle le trouvait bien aimable, et elle lui disait quelquefois : " Si vous aviez voulu, je vous 15 aurais fait roi ; nous ne serions point partis de mon royaume." Mais il répondit : " Je ne voudrais pas faire un si grand déplaisir à mon maître pour tous les royaumes de la terre, quoique je vous trouve plus belle que le soleil." Enfin ils arrivèrent à la grande ville du roi, qui, sachant que la 20 Belle aux Cheveux d'Or venait, alla au-devant d'elle et lui fit les plus beaux présents du monde. Il l'épousa avec tant de réjouissances que l'on ne parlait d'autre chose ; mais la Belle aux Cheveux d'Or, qui aimait Avenant dans le fond de son cœur, n'était bien aise que quand elle le voyait, et le louait tou- 23 jours. "Je ne serais point venue sans Avenant, dit-elle au roi ; il a fallu qu'il ait fait '' des choses impossibles pour mon service : vous lui devez être obligé ; il m'a donné de l'eau de beauté, je ne vieillirai jamais, je serai toujours belle." Les envieux qui écoutaient la reine dirent au roi : " Vous 30 n'êtes point jaloux, et vous avez sujet de l'être. La reine
52 LA BELLE AUX CLLEVEUX D'OR. aime si fort Avenant qu'elle en perd le boire et le manger; elle ne f;iit que parler de lui et des obligations que vous lui avez, comme si tel autre que vous auriez envoyé n'en eût pas fait autant.' " 5 Le roi dit: "Vraiment, je m'en avise"; qu'on aille le mettre dans la tour avec les fers aux pieds et aux mains." On prit Avenant, et, pour sa récompense d'avoir si bien servi le roi, on l'enferma dans la tour avec les fers aux pieds et aux mains. 11 ne voyait personne que le geôlier, qui lui 10 jetait un morceau de pain noir par un trou, et de l'eau dans une écuelle de terre. Pourtant son petit chien Cabriole ne le quittait point ; il le consolait et venait lui dire toutes les nouvelles. Quand la Belle aux Cheveux d'Or sut sa disgrâce, elle se 15 jeta aux pieds du roi, et, tout en pleurs, elle le pria de faire sortir Avenant de prison.^ Mais plus elle le priait, plus il se fâchait, songeant : " C'est qu'elle l'aime ; " et il n'en voulut rien faire.'' Elle n'en parla plus : elle était bien triste. Le roi s'avisa qu'elle ne le trouvait peut-être pas assez beau ; 20 il eut envie de se frotter le visage avec l'eau de beauté, afin que la reine l'aimât plus qu'elle ne faisait.'^ Cette eau était dans une fiole sur le bord de la cheminée de la chambre de la reine, elle l'avait mise là pour la regarder plus souvent ; mais une de ses femmes de chambre, voulant tuer une araignée avec 25 un balai, jeta par malheur la fiole par terre, qui se cassa, et toute l'eau fut perdue. Elle balaya vitement," et, ne sachant que faire, elle se souvint qu'elle avait vu dans le cabinet du roi une fiole toute semblable, pleine d'eau claire comme était l'eau de beauté ; elle la prit adroitement sans rien dire, et la porta' sur 30 la cheminée de la reine. L'eau qui était dans le cabinet du roi servait à faire mourir
LA BELLE AUX CHEVEUX D'OR. 53 les princes et les grands seigneurs quand ils étaient criminels ; au lieu de leur couper la tête ou de les pendre, on leur frottait le visage de cette eau : ils s'endormaient et ne se réveillaient plus. Un soir donc, le roi prit la fiole et se frotta bien le visage, puis il s'endormit et mourut. Le petit chien Cabriole 5 l'apprit des premiers' et ne manqua pas de l'aller dire à Avenant, qui lui dit d'aller trouver la Belle aux Cheveux d'Or et de la faire souvenir du pauvre prisonnier.^ Cabriole se glissa doucement dans la presse ; car il y avait grand bruit à la cour pour la mort du roi. Il dit à la reine : 10 " Madame, n'oubliez pas le pauvre Avenant." Elle se souvint aussitôt des peines qu'il avait souffertes à cause d'elle et de sa grande fidélité.'^ Elle sortit sans parler à personne, et fut droit à la tour, où elle ôta elle-même les fers des pieds et des mains d'Avenant ; et, lui mettant une couronne d'or sur la 15 tête et le manteau royal sur les épaules, elle lui dit : " Venez, aimable Avenant, je vous fais roi et vous prends pour mon époux." Il se jeta à ses pieds et la remercia. Chacun fut ravi de l'avoir pour maître. Il se fit la plus belle noce du monde,'' et la Belle aux Cheveux d'Or vécut longtemps avec 20 le bel Avenant, tous deux heureux et satisfaits.
vil. LA BELLE ET LA BETE. Il y avait une fois un marchand qui était extrêmement riche. Il avait six enfants, trois garçons et trois filles ; et, comme ce marchand était un homme d'esprit, il n'épargna rien pour l'éducation de ses enfants, et leur donna toute sorte 5 de maîtres. Ses filles étaient très belles ; mais la cadette surtout se faisait admirer, et l'on ne l'appelait, quand elle était petite, que la belle e>i/a?it; en sorte que le nom lui en resta : ce qui^ donna beaucoup de jalousie à ses sœurs. Cette cadette, qui était plus belle que ses sœurs, était aussi meilleure K) qu'elles. Les deux aînées avaient beaucoup d'orgueil, parce qu'elles étaient riches; elles faisaient- les dames, et ne voulaient pas recevoir les visites des autres filles de marchands ; il leur fallait des gens de qualité pour leur compagnie.'' Elles allaient tous les jours au bal, à la comédie, à la promenade, I- et se moquaient de leur cadette, qui employait la plus grande partie de son temps à lire de bons livres. Comme on savait que ces filles étaient fort riches, plusieurs gros marchands les demandèrent en mariage ; mais les deux aînées répondirent qu'elles ne se marieraient jamais, à moins qu'elles ne trouvassent * 20 un duc, ou tout au moins un comte. La Belle (car je vous ai dit que c'était le nom de la plus jeune), la Belle, dis-je, remercia bien honnêtement ceux qui voulaient l'épouser ; mais elle leur dit qu'elle était trop jeune et qu'elle souhaitait de tenir compagnie à son père pendant quelques années. 54
LA BELLE ET LA BETE. 55 Tout d'un coup, le marchand perdit son bien, et il ne lui resta qu'une petite maison de campagne, bien loin de la ville. Il dit en pleurant à ses enfants c^u'il fallait aller demeurer dans cette maison, et qu'en travaillant comme des paysans ^ ils y pourraient vivre. Ses deux filles aînées répondirent qu'elles 5 ne voulaient pas quitter la ville, et qu'elles avaient plusieurs amants qui seraient trop heureux de les épouser, quoiqu'elles n'eussent plus de fortune. Les bonnes demoiselles se trompaient ; leurs amants ne voulurent plus les regarder quand elles furent pauvres. Comme personne ne les aimait, à cause 10 de leur fierté, on disait : " Elles ne méritent pas qu'on les plaigne ■ ; nous sommes bien aises de voir leur orgueil abaissé ; qu'elles aillent faire les dames en gardant les moutons." Mais, en même temps, tout le monde disait : " Pour la Belle, nous sommes bien fâchés de son malheur; c'est une si bonne fille ! 15 elle parlait aux pauvres gens avec tant de bonté ! elle était si douce, si honnête ! " Il y eut même plusieurs gentilshommes qui voulurent l'épouser, quoiqu'elle n'eût pas un sou ; mais elle leur dit qu'elle ne pouvait se résoudre à abandonner son pauvre père dans son 20 malheur et qu'elle le suivrait à la campagne pour le consoler et lui aider à travailler. La pauvre Belle avait été bien affligée d'abord de perdre sa fortune, mais elle s'était dit à ellemême^: "Quand je pleurerai bien fort, cela ne me rendra pas mon bien ; il faut tâcher d'être heureuse sans fortune." 25 Quand ils furent arrivés à leur maison de campagne, le marchand et ses trois filles s'occupèrent à labourer la terre. La Belle se levait à quatre heures du matin, et se dépêchait de nettoyer la maison, d'apprêter à dîner ^ pour la famille. Elle eut d'abord beaucoup de peine, car elle n'était pas accou- 30 tumée à travailler comme une servante ; mais au bout de deux
$6 LA BELLE ET LA BÊTE. mois elle devint plus forte, et la fatigue lui donna une santé parfaite. Quand elle avait fait son ouvrage, elle lisait, elle jouait du clavecin, ou bien ' elle chantait en filant. Ses deux sœurs au contraire s'ennuyaient à la mort ; elles se levaient 5 à dix heures du matin, se promenaient toute la journée et s'amusaient à regretter leurs beaux habits et les compagnies. " Voyez notre cadette, disaient-elles entre elles ; elle a l'âme basse, et est si stupide qu'elle est contente de sa malheureuse situation." Le bon marchand ne pensait pas comme ses filles. 10 II savait que la Belle était plus propre que ses sœurs à briller dans les compagnies. Il admirait la vertu de cette jeune fille, et surtout sa patience ; car ses sœurs, non contentes de lui laisser faire tout l'ouvrage de la maison, l'insultaient à tout moment. 15 II y avait un an que cette famille vivait^ dans la solitude, lorsque le marchand reçut une lettre par laquelle on lui mandait qu'un vaisseau, sur lequel il avait des marchandises, venait d'arriver heureusement. Cette nouvelle pensa ^ tourner la tête aux deux aînées, qui croyaient qu'à la fin elles pourraient 20 quitter cette campagne, où elles s'ennuyaient tant ; et, quand elles virent leur père prêt à partir, elles le prièrent de leur apporter des robes, des palatines, des coiffures et toutes sortes de bagatelles. La Belle ne lui demandait rien ; car elle pensait en elle-même que tout l'argent des marchandises ne suffirait 25 pas pour acheter ce que ses sœurs souhaitaient. " Tu ne me pries pas de t'acheter quelque chose, lui dit son père. — Puisque vous avez la bonté de penser à moi, lui dit-elle, je vous prie de m'apporter une rose, car il n'en vient point 30 ici."* " Ce n'est pas ^ que la Belle se souciât d'une rose : mais elle
LA BELLE ET LA BÊTE. 57 ne voulait pas condamner par son exemple la conduite de ses sœurs, qui auraient dit que c'était pour se distinguer qu'elle ne demandait rien. Le bonhomme partit ; mais, quand il fut arrivé, on lui fit un procès ^ pour ses marchandises ; et, après avoir eu beaucoup de peine, il revint aussi pauvre qu'il était 5 auparavant. Il n'avait plus que trente milles^ pour arriver à sa maison, et il se réjouissait déjà du plaisir de voir ses enfants ; mais, comme il fallait passer un grand bois avant de trouver sa maison, il se perdit. Il neigeait horriblement ; le vent était si grand, qu'il le jeta deux fois en bas de son che- 10 vaP ; et la nuit étant venue, il pensa qu'il mourrait de faim ou de froid, ou qu'il serait mangé par les loups, qu'il entendait hurler autour de lui. Tout d'un coup, en regardant au bout d'une longue allée d'arbres, il vit une grande lumière, mais* qui paraissait bien éloignée. Il marcha de ce côté-là, et vit 15 que cette lumière sortait d'un grand palais qui était tout illuminé. Le marchand remercia Dieu du secours qu'il lui envoyait, et se hâta d'arriver à ce château ; mais il fut bien surpris de ne trouver personne dans les cours. Son cheval, qui le suivait, voyant une grande écurie ouverte, entra dedans, et 20 ayant trouvé du foin et de l'avoine, le pauvre animal, qui mourait de faim, se jeta dessus' avec beaucoup d'avidité. Le marchand l'attacha dans l'écurie, et marcha vers la maison, où il ne trouva personne ; mais étant entré dans une grande salle, il y trouva un bon feu, et une table chargée de viandes, 25 où il n'y avait qu'un couvert. Comme la pluie et la neige l'avaient mouillé jusqu'aux os, il s'approcha du feu pour se sécher, et disait en lui-même : " Le maître de la maison ou ses domestiques me pardonneront la liberté que j'ai prise, et sans doute ils viendront bientôt." 30 Il attendit pendant un temps considérable ; mais onze
58 LA BELLE ET L.A BÊTE. heures ayant sonné sans qu'il vît personne, il ne put résistai à la faim,' et prit un poulet, qu'il mangea en deux bouchées et en tremblant. Il but aussi quelques coups de vin, et, devenu plus hardi, il sortit de la salle et traversa i^lusieurs grands 5 ai^partcments, magnifiquement meublés. A la fin, il trouva une chambre où il y avait un bon lit, et, comme il était minuit passé et qu'il était las,- il prit le parti de fermer la porte et de se coucher. Il était dix heures du matin quand il se leva le lendemain, 10 et il fut bien surpris de trouver un habit fort propre à la place du sien, qui était tout gâté. " Assurément, dit-il en lui-même, ce palais appartient à quelque bonne fée, qui a eu pitié de ma situation." Il regarda par la fenêtre, et ne vit plus de neige, mais des 15 berceaux de fleurs qui enchantaient la vue. Il rentra dans la grande salle où il avait soupe la veille, et vit une petite table où il y avait du chocolat. "Je vous remercie, madame la fée, dit-il tout haut, d'avoir eu la bonté de penser à mon déjeuner." 20 Le bonhomme, après avoir pris son chocolat, sortit pour aller chercher son cheval, et, comme il passait sous un berceau de roses, il se souvint que la Belle lui en avait demandé, et cueillit une branche o{i il y en avait plusieurs. En même temps, il entendit un grand bruit, et vit venir à lui une bête si 25 horrible qu'il fut tout près de s'évanouir.^ " Vous êtes bien ingrat ! lui dit la Bête d'une voix terrible ; je vous ai sauvé h vie en vous recevant dans mon château, et, pour ma peine, vous me volez mes roses,'* que j'aime mieux que toutes choses au monde ! il faut mourir pour réparer cette faute ; je ne vous 30 donne qu'un quart d'heure pour demander pardon à Dieu." Le marchand se jeta à genoux, et dit à la bête, en joignant
LA BELLE ET LA BETE. 59 les mains : " Monseigneur/ pardonnez-moi, je ne croyais pas vous offenser en cueillant une rose pour une de mes filles qui m'en avait demandé. — Je ne m'appelle point monseigneur, répondit le monstre, mais la Bête. Je n'aime pas les compliments, moi," je veux 5 qu'on dise ce que l'on pense : ainsi, ne croyez pas me toucher par vos flatteries. Mais vous m'avez dit que vous aviez des filles ; je veux bien vous pardonner, à condition qu'une de vos filles vienne volontairement pour mourir à votre place. Ne me raisonnez pas ^ ; partez ; et, si vos filles refusent de mourir 10 pour vous, jurez que vous reviendrez dans trois mois." Le bonhomme n'avait pas dessein * de sacrifier une de ses ' filles à ce vilain monstre; mais il pensa: "Au moins, j'aurai le plaisir de les embrasser encore une fois." Il jura donc de revenir, et la Bête lui dit qu'il pouvait partir 15 quand il voudrait. " Mais, ajouta-t-elle, je ne veux pas que tu t'en ailles ^ les mains vides. Retourne dans la chambre oîi tu as couché : tu y trouveras un grand coffre vide ; tu peux y mettre tout ce qu'il te plaira, je le ferai porter chez toi." En même temps la Bête se retira ; et le bonhomme dit en 20 lui-même: "S'il faut que je meure, j'aurai la consolation de laisser du pain à mes pauvres enfants." Il retourna dans la chambre oii il avait couché, et y ayant trouvé une grande quantité de pièces d'or, il en remplit le grand coffre dont la Bête lui avait parlé, le ferma, et ayant 25 repris son cheval, qu'il retrouva dans l'écurie, il sortit de ce palais avec une tristesse égale à la joie qu'il avait lorsqu'il y était entré. Son cheval prit de lui-même® une des routes de la forêt, et en peu d'heures le bonhomme arriva dans sa petite maison. Ses enfants se rassemblèrent autour de lui ; 30 mais, au lieu d'être sensible à leurs caresses, le marchand se
6o LA BELLE ET LA BETE. mit à pleurer en les regardant. Il tenait à la main la branche de roses, qu'il apportait à la Belle. Il la lui donna, et lui dit : " La Belle, prenez ces roses; elles coûteront bien cher à votre malheureux père." Et tout de suite il raconta à sa famille la s funeste aventure qui lui était arrivée. A ce récit, ses deux aînées jetèrent de grands cris et dirent des injures à la Belle, qui ne pleurait point. " Voyez ce que produit l'orgueil de cette petite créature, disaient-elles ; que ne demandait-elle ' des ajustements comme nous? Mais non, mademoiselle voulo lait se distinguer. Elle va causer la mort de notre père, et elle ne pleure pas. — Cela serait fort inutile, reprit la Belle ; pourquoi pleurerais-je la mort de mon père? il ne périra point. Puisque le monstre veut bien accepter une de ses filles, je veux me livrer 15 à toute sa furie, et je me trouve fort heureuse, puisqu'en mourant j'aurai la joie de sauver mon père et de lui prouver ma tendresse. — Non, ma sœur, lui dirent ses trois frères, vous ne mourrez pas ; nous irons trouver ce monstre, et nous périrons sous ses 20 coups, si nous ne pouvons le tuer. — Ne l'espérez pas, mes enfants, leur dit le marchand ; la puissance de cette Bête est si grande, qu'il ne me reste aucune ^ espérance de la - faire périr. Je suis charmé du bon cœur de la Belle ; mais je ne veux pas l'exposer à la mort. Je suis 25 vieux, il ne me reste que peu de temps à vivre ; ainsi, je ne perdrai que quelques années de vie, que je ne regrette qu'à cause de vous, mes chers enfants. — Je vous assure, mon père, lui dit la Belle, que vous n'irez pas à ce palais sans moi ; vous ne pouvez m'empècher de vous 30 suivre. Quoique je sois jeune, je ne suis pas fort attachée à la vie, et j'aime mieux être dévorée par re monstre que de^ mourir du chagrin que me donnerait votre perte."
LA BELLE ET LA BETE. 6l On eut beau dire/ la Belle voulut absolument partir pour le beau palais, et ses sœurs en étaient charmées, parce que les vertus de cette cadette leur avaient inspiré beaucoup de jalousie.- Le marchand était si occupé de la douleur de perdre sa fille, qu'il ne pensait pas au coffre qu'il avait rempli d'or ; mais, 5 aussitôt qu'il se fut enfermé dans sa chambre pour se coucher, il fut bien étonné de le trouver à la ruelle de son lit.^ Il résolut de ne point dire à ses enfants qu'il était devenu si riche, parce que ses filles auraient voulu retourner à la ville, et qu'il était résolu de mourir dans cette campagne ; mais il 10 confia ce secret à la Belle, qui lui apprit qu'il était venu quelques gentilshommes pendant son absence, et qu'il y en avait deux qui aimaient ses sœurs. Elle pria son père de les marier \ car elle était si bonne qu'elle les aimait et leur pardonnait de tout son cœur le mal qu'elles lui avaient fait. Ces 15 deux méchantes filles se frottèrent les yeux avec un oignon pour pleurer^ lorsque la Belle partit avec son père; mais ses frères pleuraient tout de bon, aussi bien que le marchand : il n'y avait que la Belle qui ne pleurait point, parce qu'elle ne voulait pas augmenter leur douleur. Le cheval prit la route 20 du palais, et, sur le soir,^ ils l'aperçurent illuminé comme la première fois. Le cheval fut tout seul à l'écurie, et le bonhomme entra avec sa fille dans la grande salle, oi!i ils trouvèrent une table magnifiquement servie, avec deux couverts. Le marchand n'avait pas le cœur de manger; mais la Belle, 25 s'effbrçant de paraître tranquille, se mit à table et le servit*^; puis elle disait en elle-même : " La Bête veut m'engraisser avant de me manger, puisqu'elle me fait si bonne chère." Quand ils eurent soupe, ils entendirent un grand bruit, et le 30 marchand dit adieu à sa pauvre fille en pleurant, car il pensait
62 LA BELLE ET LA BÊTE. que c'était la Bête. La Belle ne put s'empêcher de frémir en voyant cette horrible figure : mais elle se rassura de son mieux ^ ; et le monstre lui ayant demandé si c'était de bon cœur qu'elle était venue, elle lui dit en tremblant, que oui. 5 "Vous êtes bien bonne, dit la Bête, et je vous suis bien obligée. Bonhomme, partez demain matin, et ne vous avisez jamais de revenir ici. Adieu, la Belle. — Adieu, la Bête," répondit-elle. Et tout de suite le monstre se retira. 10 " Ah ! ma fille, dit le marchand en embrassant la Belle, je suis à demi mort de frayeur. Croyez-moi, laissez-moi ici. — Non, mon père, lui dit la Belle avec fermeté, vous partirez demain matin, et vous m'abandonnerez au secours du ciel ; peut-être aura-t-il pitié de moi." 15 Ils furent se coucher, et croyaient ne pas dormir de toute la nuit-; mais à peine furent-ils dans leurs lits, que leurs yeux se fermèrent. Pendant son sommeil la Belle vit une dame, qui lui dit: "Je suis contente de votre bon cœur, la Belle; la bonne action que vous faites en donnant vctre vie pour 20 sauver celle de votre père ne demeurera point sans récompense." La Belle, en s'éveillant, raconta ce songe à son père ; et, quoiqu'elle le consolât un peu, cela ne l'empêcha pas de jeter de grands cris quand il fallut se séparer de sa chère fille. Lorsqu'il fut parti, la Belle s'assit dans la grande salle et se 25 mit à pleurer aussi ; mais, comme elle avait beaucoup de courage, elle se recommanda à Dieu et résolut de ne point se chagriner pour le peu de temps qu'elle avait à vivre, car elle croyait fermement (]ue la Bête la mangerait le soir. Elle résolut de se promener en attendant^ et de visiter ce beau 30 château. Elle ne pouvait s'empêcher d'en admirer la beauté. Mais elle fut bien surprise de trouver une porte sur laquelle il
LA BELLE ET LA BÊTE. 63 y avait écrit : Appartevient de la Belle. Elle ouvrit cette porte avec précipitation et elle fut éblouie de la magnificence qui y régnait ; mais ce qui frappa le plus sa vue, ce fut ' une grande bibliothèque, un clavecin, et plusieurs livres de musique. " On ne veut pas que je m'ennuie," dit-elle tout bas ; elle pensa 5 ensuite : " Si je n'avais qu'un jour à demeurer ici, on ne m'aurait pas fait une telle provision." Cette pensée ranima son courage. Elle ouvrit la bibliothèque, et vit un livre où il y avait écrit en lettres d'or : Souhaitez, commandez ; vous êtes ici la dame et la maîtresse. 10 " Hélas ! dit-elle en soupirant, je ne souhaite rien que de voir mon pauvre père, et de savoir ce qu'il fait à présent." Elle avait dit cela en elle-même. Quelle fut sa surprise, en jetant les yeux sur un grand miroir, d'y voir sa maison, où son père arrivait avec un visage extrêmement triste ! Ses sœurs 15 venaient au-devant de lui ; et, malgré les grimaces qu'elles faisaient pour paraître affligées, la joie qu'elles avaient- de la perte de leur sœur paraissait sur leur visage. Un moment après, tout cela disparut, et la Belle ne put s'empêcher de penser^ que la Bête était bien complaisante, et qu'elle n'avait 20 rien à craindre d'elle.^ A midi elle trouva la table mise, et pendant son dîner elle entendit un excellent concert, quoiqu'elle ne vît personne. Ee soir, comme elle allait se mettre à table, elle entendit le bruit que faisait la Bête, et ne put s'empêcher de frémir. 75 " La Belle, lui dit ce monstre, voulez-vous bien que je vous voie souper? — Vous êtes le maître, répondit la Belle en tremblant. — Non, répondit la Bête, il n'y a ici de maîtresse que vous.'^ Vous n'avez qu'à me dire de m'en aller, si je vous ennuie ; je 30 sortirai tout de suite. Dites-moi, n'est-ce pas^ que vous me trouvez bien laid ?
64 LA BELLE ET LA BÊTE. — Cela est vrai, dit la Belle, car je ne sais pas mentir; mais je crois que vous êtes fort bon. — Vous avez raison, dit le monstre ; mais outre que' je suis laid, je n'ai point d'esprit : je sais bien que je ne suis qu'une 5 bête. — On n'est pas bête, reprit la Belle, quand on croit n'avoir point d'esprit : un sot n'a jamais su cela.^ — Mangez donc, la Belle, lui dit le monstre, et tâchez de ne vous point ennuyer dans votre maison ; car tout ceci est à 10 vous,^ et j'aurais du chagrin si vous n'étiez pas contente. — Vous avez bien de la bonté, dit la Belle. Je vous avoue que je suis bien contente de votre cœur; quand j'y pense,* vous ne me paraissez plus si laid. — Oh ! dame, oui, répondit la Bête, j'ai le cœur bon; mais 15 je suis un monstre. — Il y a bien des hommes qui sont plus monstres que vous, dit la Belle, et je vous aime mieux avec votre figure que ceux qui avec la figure d'hommes cachent un cœur faux, corrompu, ingrat. 20 — Si j'avais de l'esprit, dit la Bête, je vous ferais un grand compliment pour vous remercier ; mais je suis un stupide, et tout ce que je puis vous dire c'est que je vous suis bien obligé." La Belle soupa de bon appétit. Elle n'avait presque plus^ 25 peur du monstre ; mais elle manqua mourir de frayeur lorsqu'il lui dit: "La Belle, voulez-vous être ma femme?" Elle fut quelque temps sans répondre ; elle avait peur d'exciter la colère du monstre en le refusant ; elle lui dit pourtant en tremblant : " Non, la Bête." 30 Dans le moment ce pauvre monstre voulut soupirer, et il fit un sifflement si épouvantable, que tout le palais en retentit ;
LA BELLE ET LA BÊTE. 65 mais la Belle fut bientôt rassurée, car la Bête, lui ayant dit tristement : " Adieu donc, la Belle," sortit de la chambre, en se retournant de temps en temps pour la regarder encore. La Belle, se voyant seule, sentit une grande compassion pour cette pauvre Bête : " Hélas ! disait-elle, c'est bien dommage ^ 5 qu'elle soit si laide, elle est si bonne ! " La Belle passa trois mois dans ce palais avec assez de tranquillité. Tous les soirs la Bête lui rendait visite, l'entretenait pendant le souper avec assez de bon sens, mais jamais avec ce qu'on appelle esprit dans le monde. Chaque jour la Belle 10 découvrait de nouvelles bontés de ce monstre.- L'habitude de le voir l'avait accoutumée à sa laideur, et, loin de craindre le moment de sa visite, elle regardait souvent à sa montre pour voir s'il était bientôt neuf heures, car la Bête ne manquait jamais de venir à cette heure-là. Il n'y avait qu'une chose 15 qui faisait de la peine à la Belle : c'est ^ que le monstre, avant de se coucher, lui demandait toujours si elle voulait être sa femme, et paraissait pénétré de douleur lorsqu'elle lui disait que non. Elle lui dit un jour : " Vous me chagrinez, la Bête ; je voudrais pouvoir vous épouser, mais je suis trop sincère 20 pour vous faire croire * que cela arrivera jamais. Je s"erai toujours votre amie ; tâchez de vous contenter de cela. — Il le faut bien,^ reprit la Bête ; je me rends justice. Je sais que je suis bien horrible, mais je vous aime beaucoup ; cependant je suis trop heureux de ce que vous voulez bien 25 rester ici ; promettez-moi que v^ous ne me quitterez jamais." La Belle rougit à ces paroles. Elle avait vu dans son miroir que son père était malade de chagrin de l'avoir perdue, et elle souhaitait de le revoir. "Je pourrais bien vous promettre, ditelle à la l)ête, de ne vous jamais (quitter tout à fait; mais j'ai 30 tant d'envie de revoir mon père que je mourrai de douleur si vous me refusez ce plaisir.
66 LA BELLE ET LA BÊTE. — J'aime mieux mourir' moi-même, dit ce monstre, que de vous donner du chagrin. Je vous enverrai chez votre père ; vous y resterez, et votre Bête en mourra de douleur. — Non, lui dit la Belle en pleurant, je vous aime trop pour 5 vouloir causer votre mort. Je vous promets de revenir dans huit jours. Vous m'avez fait voir- que mes soeurs sont mariées et que mes frères sont partis pour l'armée. Mon père est tout seul ; souffrez que je reste chez lui une semaine. — Vous y serez demain au matin, dit la Bête ; mais souvenez10 vous de votre promesse. Vous n'aurez qu'à mettre votre bague sur une table en vous couchant, quand vous voudrez revenir. Adieu, la Belle." La Bête soupira, selon sa coutume, en disant ces mots, et la Belle se coucha toute triste de l'avoir affligée. Quand elle se 15 réveilla le matin, elle se trouva dans la maison de son père ; et, ayant sonné une clochette qui était à côté de son lit, elle vit venir la servante, qui fit un grand cri en la voyant. Le bonhomme accourut à ce cri, et manqua mourir de joie en revoyant sa chère fille, et ils se tinrent embrassés plus d'un quart d'heure. La 20 Belle, après les premiers transports, pensa qu'elle n'avait point d'habits pour se lever ; mais la servante lui dit qu'elle venait de trouver dans la chambre voisine un grand coffre plein de robes toutes d'or, garnies de diamants. La Belle remercia la bonne Bête de ses attentions ; elle prit la moins riche de ces 25 robes, et dit à la servante de serrer les autres, dont elle voulait faire présent à ses sœurs ; mais à peine eut-elle'' prononcé ces paroles que le coffre disparut. Son père lui dit que la Bête voulait qu'elle gardât tout cela pour elle, et aussitôt les robes et le coffre revinrent à la même place. La Belle s'habilla ; 30 et pendant ce temps on fut avertir ses soeurs, qui accoururent avec leurs maris. Elles étaient toutes deux fort malheureuses.
LA BELLE ET LA BETE. 6/ L'aînée avait épousé un gentilhomme beau comme l'Amour ; mais il était si amoureux de sa propre figure, qu'il n'était occupé que de cela depuis le matin jusqu'au soir, et méprisait la beauté de sa femme. La seconde avait épousé un homme qui avait beaucoup d'esprit ; mais il ne s'en servait ^ que pour faire enra- 5 ger tout le monde, et sa femme toute la première. Les sœurs de la Belle manquèrent mourir de douleur quand elles la virent habillée comme une princesse, et plus belle que le jour. Elle eut beau les caresser, rien ne put étouffer leur jalousie, qui augmenta beaucoup quand elle leur eut conté combien elle 10 était heureuse.^ Ces deux jalouses descendirent dans le jardin, pour y pleurer tout à leur aise, et elles se disaient : " Pourquoi cette petite créature est-elle plus heureuse que nous? Ne sommes-nous pas plus aimables qu'elle? — Ma sœur, dit l'aînée, il me vient une pensée : tâchons de 15 l'arrêter ici plus de huit jours ; sa sotte Bête se mettra en colère de ce qu'elle lui aura manqué de parole,^ et peut-être qu'elle la dévorera. — Vous avez raison, ma sœur, répondit l'autre. Pour cela, il lui faut faire'' de grandes caresses." 20 Et ayant pris cette résolution, elles remontèrent et firent tant d'amitiés à leur sœur, que la Belle en pleura de joie. Quand les huit jours furent passés, les deux sœurs s'arrachèrent les cheveux et firent tant les affligées^ de son départ, qu'elle promit de rester encore huit jours. 25 Cependant la Belle se reprochait^ le chagrin qu'elle allait donner à sa pauvre Bête, qu'elle aimait de tout son cœur, et elle s'ennuyait de ne la plus voir. La dixième nuit qu'elle passa chez son père, elle rêva qu'elle était dans le jardin du palais, et qu'elle voyait la Bête couchée sur l'herbe et prête à 30 mourir, qui lui reprochait ^ son ingratitude. La Belle se réveilla
68 LA BELLE ET L.A BETE. en sursaut et versa des larmes. " Ne suis-je pas l)icn méchante, disait-elle, de donner du chagrin à une bête qui a pour moi tant de complaisance? Est-ce sa faute si elle est si laide et si elle a si peu d'esprit? Elle est bonne, cela vaut mieux que tout le 5 reste. Pourquoi n'ai-je pas voulu l'épouser? Je serais plus heureuse avec elle que mes sœurs avec leurs maris. Ce n'est '-ni la beauté ni l'esprit d'un mari qui rendent une femme contente : c'est la bonté du caractère, la vertu, la complaisance ; et la lîête a toutes ces bonnes qualités. Je n'ai point d'amour 10 pour elle ; mais j'ai de l'estime, de l'amitié et de la reconnaissance. Allons,' il ne faut pas la rendre malheureuse ; je me reprocherais toute ma vie mon ingratitude." A ces mots la Belle se lève, met sa bague sur la table et revient se coucher.'^ A peine fut-elle dans son lit qu'elle s'en15 dormit, et quand elle se réveilla le matin, elle vit avec joie qu'elle était dans le palais de la Bête. Elle s'habilla magnifiquement pour lui plaire, et s'ennuya à mourir toute la journée, en attendant neuf heures du soir ; mais l'horloge eut beau sonner, la Bête ne parut point. La Belle, alors, craignit d'avoir 20 causé sa mort. Elle courut^ tout le palais en )2tant de grands cris ; elle était au désespoir. Après avoir cherché partout, elle se souvint de son rêve, et courut dans le jardin vers le canal, où elle l'avait vue en dormant.* Elle trouva la pauvre Bête étendue sans connaissance, et elle crut qu'elle était morte. 25 Elle se jeta sur son corps, sans avoir horreur de sa figure ; et sentant «lue son cœur battait encore, elle prit de l'eau dans le canal, et lui en jeta sur la tête.v La Bête ouvrit les yeux, et dit à la Belle: "Vous avez oublié votre promesse : le chagrin de vous avoir perdue m'a 30 fait résoudre^ à me laisser mourir de faim; mais je meurs content, puisque j'ai le plaisir de vous revoir encore une fois.
LA BELLE ET LA BÊTE. 69 — Non, ma chère Bête, vous ne mourrez point, lui dit la Belle; vous vivrez pour devenir mon époux; dès ce moment je vous donne ma main, et je jure que je ne serai qu'à vous. Hélas ! je croyais n'avoir que de l'amitié pour vous, mais la douleur que je sens me fait voir que je ne pourrais vivre sans 5 vous voir." A peine la Belle eut-elle prononcé ces paroles, qu'elle vit le château brillant de lumières : les feux d'artifice, la musique, tout lui annonçait une fête ; mais toutes ces beautés n'arrêtèrent point sa vue ; elle se retourna vers sa chère Bête, dont 10 le danger la faisait frémir. Quelle fut sa surprise ! la Bête avait disparu, elle ne vit plus^ à ses pieds qu'un prince plus beau que l'Amour, qui la remerciait d'avoir fini son enchantement. Quoique ce prince méritât toute son attention, elle ne put s'empêcher de lui demander où était la Bête. 15 " Vous la voyez à vos pieds, lui dit le prince. Une méchante fée m'avait condamné à rester sous cette figure jusqu'à ce qu'une belle fille consentît^ à m'épouser, et elle m'avait défendu de faire paraître mon esprit. Ainsi, il n'y avait que vous dans le monde assez bonne pour vous laisser toucher à 20 la bonté de mon caractère ^ ; et en vous offrant ma couronne, je ne puis m'acquitter des obligations que je vous ai." La Belle, agréablement surprise, donna la main à ce beau prince pour le relever. Ils allèrent ensemble au château, et la Belle manqua mourir de joie en trouvant dans la grande 25 salle son père et toute sa fomille, que la belle dame, qui lui était apparue en songe, avait transportés au château. " Belle, lui dit cette femme, qui était une grande fée, venez recevoir la récompense de votre bon choix : vous avez préféré la vertu à la beauté et à l'esprit; vous méritez de trouver 30 toutes ces qualités réunies en une seule personne. Vous allez
yo LA BELLE ET LA BETE. devenir une grande reine : j'espère que le trône ne détruira pas vos vertus. Pour vous, mesdames, dit la fée aux deux sœurs de la Belle, je connais votre cœur et toute la malice qu'il renferme.' Devenez deux statues ; mais conservez toute 5 votre raison sous la pierre cjui vous enveloppera. Vous demeurerez à la porte du palais de votre sœ-ur, et je ne vous impose point d'autre peine cjue d'être témoins de son bonheur. Vous ne pourrez revenir dans votre premier état qu'au moment où vous reconnaîtrez vos fautes ; mais j'ai bien peur que vous 10 ne restiez toujours statues.- On se corrige de l'orgueil, de la colère, de la gourmandise et de la paresse ; mais c'est une espèce de miracle que' la conversion d'un cœur méchant et envieux." Dans le moment la fée donna un coup de baguette, qui 15 transi)orta tous ceux qui étaient dans cette salle dans le royaume du prince. Ses sujets le revirent avec joie ; et il épousa la Belle, qui vécut avec lui fort longtemps et dans un bonheur parfliit, parce qu'il était fondé sur la vertu.
vin. LE PRINCE CHÉRI. Il y avait une fois un roi qui était si honnête homme que ses sujets l'appelaient le Roi hoti} Un jour qu'il était à la chasse, un petit lapin que les chiens allaient tuer se jeta dans ses bras. Le roi caressa ce petit lapin et dit : " Puisqu'il s'est mis sous ma protection, je ne veux pas qu'on lui fasse du 5 mal.^ " Il porta ce petit lapin dans son palais, et il lui fit donner une jolie petite maison, et de bonnes herbes à manger. La nuit, quand il fut seul dans sa chambre, il vit paraître une belle dame : elle n'avait point d'habits d'or et d'argent ; mais sa robe était blanche comme la neige ; et au lieu de 10 coiffure, elle avait une couronne de roses blanches sur la tête. Le bon roi fut bien étonné de voir cette dame ; car sa porte était fermée, et il ne savait pas comment elle était entrée. Elle lui dit: "Je suis la fée Candide; je passais dans le bois pendant que vous chassiez, et j'ai voulu voir si vous étiez bon, 15 comme tout le monde le dit. Pour cela, j'ai pris la figure d'un petit lapin, et je me suis sauvée'' dans vos bras ■ car je sais que ceux qui ont de la pitié pour les bêtes en ont encore plus pour les hommes ; et, si vous m'aviez refusé votre secours, j'aurais cru que vous étiez méchant. Je viens vous remercier 20 du bien que vous m'avez fait, et vous assurer que je serai toujours de vos amies. Vous n'avez qu'à me demander tout ce que vous voudrez, je vous promets de vous l'accorder. 71
72 LE PRINCE CHÉRI. — Madame, dit le bon roi, puisque vous êtes une fée, vous devez savoir tout ce que je souhaite. Je n'ai qu'un fils, cjue j'aime beaucoup, et pour cela on l'a ncnnmé le i)rince Chéri : si vous avez queKiue bonté j)our moi, devenez la bonne amie 5 de mon fils. — De bon cœur,' lui dit la fée ; je puis rendre votre fils le plus beau prince du monde, ou le plus riche, ou le plus puissant ; choisissez ce (\wq vous voudrez pour lui. — Je ne désire rien de tout cela i)our mon fils, répondit le 10 bon roi ; mais je vous serai bien obligé si vous voulez le rendre le meilleur de tous les princes. Que lui servirait-il" d'être beau, riche, d'avoir tous les royaumes du monde, s'il était méchant? Vous savez bien qu'il serait malheureux, et qu'il n'y a que la vertu qui puisse le rendre content. 15 — Vous avez bien raison, lui dit Candide; mais il n'est pas en mon pouvoir de rendre le i)rince Chéri honnête homme malgré lui, il faut qu'il travaille lui-même à devenir vertueux.' l'out ce que je puis vous promettre, c'est de lui donner de bons conseils, de le reprendre de ses fautes, et de le punir, 20 s'il ne veut pas se corriger et se punir lui-même." Le bon roi fut fort content de cette promesse, et il mourut peu de temps après. Le prince Chéri pleura beaucoup son père, car il l'aimait de tout son cœur, et il aurait donné tous ses royaumes, son or et son argent, pour le sauver ; mais cela 25 n'était pas possible. Deux jours après la mort du bon roi, Chéri étant couché. Candide lui apparut: "J'ai promis à votre père, lui dit-elle, d'être de vos amies, et, pour tenir ma parole, je viens vous faire un présent." En même temps elle mit au doigt de Chéri 30 une petite bague d'or, et lui dit ; " Gardez bien cette bague, elle est plus précieuse que les diamants : toutes les fois que vous
LE PRINCE CHÉRI. 73 ferez ^ une mauvaise action, elle vous piquera le doigt ; mais si, malgré sa piqûre, vous continuez cette mauvaise action, vous perdrez mon amitié, et je deviendrai votre ennemie." En finissant ces paroles. Candide disparut et laissa Chéri fort étonné. Il fut quelque temps si sage, que la bague ne le 5 piquait point du tout ; et cela le rendait si content, qu'on ajouta au nom de Chéri, qu'il portait, celui à' Heureux. Quelque temps après, il alla à la chasse, et il ne prit rien, ce qui le mit de mauvaise humeur : il lui sembla alors que sa bague lui pressait un peu le doigt ; mais comme elle ne le 10 piquait pas, il n'y fit pas beaucoup d'attention. En rentrant dans sa chambre, sa petite chienne Bibi vint à lui en sautant pour le caresser; il lui dit: " Relire-toi ; je ne suis pas d'humeur à recevoir tes caresses." La pauvre petite chienne, qui ne l'entendait pas, le tirait par son habit pour l'obliger à la 15 regarder au moins. Cela impatienta Chéri, qui lui donna un grand coup de pied. Dans ce moment la bague le piqua comme si c'eût été - une épingle : il fut bien étonné, et s'assit tout honteux dans un coin de sa chambre. Il disait en lui-même : " Je crois que la fée se moque de 20 moi; quel grand mal ai-je fait pour donner^ un coup de pied à un animal qui m'importune ? à quoi me sert d'être * maître d'un grand empire, puisque je n'ai pas la liberté de battre mon chien? — Je ne me moque pas de vous, dit une voix qui répondait 25 à la pensée de Chéri ; vous avez fait trois fautes au lieu d'une. Vous avez été de mauvaise humeur parce que vous n'aimez pas à être contredit, et que vous croyez que les bêtes et les hommes sont faits pour obéir. Vous vous êtes mis en colère, ce qui est fort mal ; et puis, vous avez été cruel à un pauvre 30 animal qui ne méritait pas d'être maltraité. Je sais que vous
74 LE PRINCE CHÉRI. êtes beaucoup au-dessus d'un chien ; mais si c'était une chose raisonnable et permise, que les grands pussent ' maltraiter tout ce qui est au-dessous d'eux, je pourrais à ce moment vous battre, vous tuer, puisqu'une fée est plus qu'un homme. 5 L'avantage d'être maître d'un grand empire ne consiste pas à pouvoir faire le mal qu'on veut, mais tout le bien qu'on peut." Chéri avoua sa faute, et promit de se corriger ; mais il ne tint pas sa parole. Il avait été élevé par une sotte nourrice, 10 qui l'avait gâté quand il était petit. S'il voulait avoir une chose, il n'avait qu'à pleurer, se dépiter, frapper du pied ; cette femme lui donnait tout ce qu'il demandait, et cela l'avait rendu opiniâtre. Elle lui dit aussi, depuis le matin jusqu'au soir, qu'il serait roi un jour, et que les rois étaient fort heureux, parce 15 que tous les hommes devaient leur obéir, les respecter, et qu'on ne pouvait pas les empêcher de faire ce qu'ils voulaient. Quand Chéri avait été grand garçon et raisonnable, il avait bien reconnu qu'il n'y avait rien de si vilain que d'être fier,- orgueilleux, opiniâtre. Il avait fait quelques efforts pour se corriger ; mais il 20 avait pris la mauvaise habitude de tous ces défauts,'' et une mauvaise habitude est bien difficile à détruire. Ce n'est pas qu'il eût* naturellement le cœur méchant. Il pleurait de dépit quand il avait fait une faute, et il disait : " Je suis bien malheureux d'avoir à combattre tous les jours contre ma colère et mon 25 orgueil; si on^ m'avait corrigé quand j'étais jeune, je n'aurais pas tant de peine aujourd'hui." Sa bague le piquait bien souvent ; quelquefois il s'arrêtait tout court ; d'autres fois il continuait, et ce qu'il y avait de singulier,^ c'est qu'elle ne le piquait qu'un peu pour une légère 30 faute ; mais quand il était méchant, le sang sortait de son doigt. A la fin cela l'impatienta, et voulant être mauvais tout à son
LE PRINCE CHÉRI. 75 aise, il jeta sa bague. Il se crut le plus heureux de tous les hommes quand il se fut débarrassé de ses piqûres. Il s'abandonna à toutes les sottises qui lui venaient dans l'esprit ; en sorte qu'il devint très méchant, et que personne ne pouvait plus le souffrir. 5 Un jour que Chéri était à la promenade/ il vit une fille qui était si belle qu'il résolut de l'épouser. Elle se nommait Zélie, et elle était aussi sage que belle. Chéri crut que Zélie se croirait fort heureuse de devenir une grande reine ; mais cette fille lui dit avec beaucoup de liberté : " Sire, je ne suis qu'une 10 bergère, je n'ai point de fortune ; mais malgré cela, je ne vous épouserai jamais. — Est-ce que je vous déplais^ ? lui demanda Chéri un peu ému. — Non, mon prince, lui répondit Zélie. Je vous trouve tel 15 que vous êtes, c'est-à-dire fort beau ; mais que me serviraient votre beauté, vos richesses, les beaux habits, les carrosses magnifiques, que vous me donneriez, si les mauvaises actions que je vous verrais faire chaque jour me forçaient à vous mépriser et à vous haïr." 20 Chéri se mit fort en colère contre Zélie, et commanda à ses officiers de la conduire de force dans son palais. Il fut occupé toute la journée du mépris que cette fille lui avait montré ; mais, comme il l'aimait, il ne pouvait se résoudre à la maltraiter.'^ Parmi les favoris de Chéri, il y avait son frère de lait,* auquel 25 il avait donné toute sa confiance : cet homme, qui avait les inclinations aussi basses que sa naissance, flattait les passions de son maître et lui donnait de fort mauvais conseils. Comme il vit Chéri fort triste, il lui demanda le sujet de son chagrin. Le prince lui ayant répondu qu'il ne pouvait souffrir le mépris 30 de Zélie, et qu'il était résolu de se corriger de ses défauts,^
76 LE PRINCE CIIEIU. puisqu'il fallait être vertueux pour lui plaire, ce méchant homme lui dit : " Vous êtes bien bon, de vouloir vous gêner pour une petite fille ; si j'étais à votre place, ajouta-t-il, je la forcerais bien à m'obéir. Souvenez-vous que vous êtes roi, et qu'il serait 5 honteux de vous soumettre aux volontés d'une bergère, qui serait trop heureuse^ d'être reçue parmi vos esclaves. Faitesla jeûner au pain et à l'eau ; mettez-la dans une prison, et, si elle continue à ne pas vouloir vous épouser, faites-la mourir dans les tourments, pour apprendre aux autres à céder à vos 10 volontés. Vous serez déshonoré si l'on sait qu'une fille vous résiste ; et tous vos sujets oublieront qu'ils sont au monde pour vous servir. — Mais, dit Chéri, ne serai-je pas déshonoré, si je fais mourir une innocente ? car, enfin, Zélie n'est coupable d'aucun crime. 15 — On n'est point innocent quand on refuse d'exécuter vos volontés, reprit le confident. Mais je suppose que vous commettiez^ une injustice, il vaut bien mieux qu'on vous en accuse que d'apprendre ^ qu'il est quelquefois permis de vous manquer de respect et de vous contredire." 20 Le courtisan prenait Chéri par son faible^ ; et la crainte de voir diminuer son autorité fit tant d'impression sur le roi, qu'il étouffa le bon mouvement qui lui avait donné envie de se corriger. Il résolut d'aller le soir même dans la chambre de la bergère, et de la maltraiter si elle continuait à refuser de l'épou25 ser. Le frère de lait de Chéri, qui craignait encore quelques bons mouvements, rassembla trois jeunes seigneurs aussi méchants que lui, pour faire la débauche avec le roi ; ils soupèrent ensemble, et ils eurent soin d'achever de troubler^ la raison de ce pauvre prince en le faisant boire beaucoup. Pendant le 30 souper, ils excitèrent sa colère contre Zélie, et lui firent tant de honte" de la faiblesse qu'il avait eue pour elle, qu'il se leva
LE PRINCE CHÉRI. yj comme un furieux, en jurant qu'il allait la faire obéir, ou qu'il la ferait vendre ^ le lendemain comme une esclave. Chéri, étant entré dans la chambre où était cette fille, fut bien surpris de ne pas la trouver ; car il avait la clef dans sa poche. Il était dans une colère épouvantable, et jurait de se 5 venger sur tous ceux qu'il soupçonnerait d'avoir aidé Zélie à s'échapper. Ses confident», l'entendant parler ainsi, résolurent de profiter de sa colère pour perdre un seigneur qui avait été gouverneur de Chéri. Cet honnête homme avait pris quelquefois la liberté d'avertir le roi de ses défauts ; car il l'aimait 10 comme si c'eût été son fils. D'abord Chéri le remerciait : ensuite il s'impatienta d'être contredit, et puis il pensa que c'était par esprit de contradiction que son gouverneur lui trouvait ^ des défauts, pendant que tout le monde lui donnait des louanges. Il lui commanda donc de se retirer de la cour; 15 mais, malgré cet ordre, il disait de temps en temps que c'était un honnête homme, qu'il ne l'aimait plus, mais qu'il l'estimait malgré lui-même. Ses confidents craignaient toujours qu'il ne prît fantaisie au roi^ de rappeler son gouverneur, et ils crurent avoir trouvé une occasion favorable pour se débarrasser de lui. 20 Ils firent entendre au roi que Suliman (c'était le nom de ce digne homme) s'était vanté de rendre la liberté à Zélie : trois hommes corrompus par des présents dirent qu'ils avaient ouï tenir ce discours à Suliman^; et le prince, transporté de colère, commanda à son frère de lait d'envoyer des soldats pour lui 25 amener son gouverneur, enchaîné comme un criminel. Après avoir donné ces ordres, Chéri se retira dans sa chambre ; mais à peine y fut-il entré, que la terre trembla ; il se fit un grand coup de tonnerre, et Candide parut à ses yeux : "J'avais promis à votre père, lui dit-elle d'un ton sévère, de vous donner 2
78 LE PRINCE CHÉRI. VOUS les avez méprisés, ces conseils ; vous n'avez conservé que la figure d'homme, et vos crimes vous ont changé en un monstre, l'horreur du ciel et de la terre. Il est temps que j'achève de satisfaire' à ma promesse en vous punissant. Je 5 vous condamne à devenir semblable aux bêtes, dont vous avez pris les inclinations. Vous vous êtes rendu semblable au lion par la colère, au loup par la gourmandise, au serpent en déchirant celui qui avait été votre second père,- au taureau par votre brutalité. Portez dans votre nouvelle figure le caractère 10 de tous ces animaux." A peine la fée avait-elle achevé ces paroles,^ que Chéri se vit avec horreur tel qu'elle l'avait souhaité. Il avait la tête d'un lion, les cornes d'un taureau, les pieds d'un loup et la queue d'une vipère. En même temps, il se trouva dans une grande 15 forêt, sur le bord d'une fontaine, où il vit son horrible figure, et il entendit une voix qui lui dit : " Regarde attentivement l'état où ^ tu t'es réduit par tes crimes. Ton âme est devenue mille fois plus affreuse que ton corps." Chéri reconnut la voix de Candide, et dans sa fureur il se 20 retourna pour s'élancer sur elle et la dévorer, s'il lui eût été possible ; mais il ne vit personne, et la même voix lui dit : " Je me moque de ta faiblesse et de ta rage. Je vais confondre ton orgueil, en te mettant sous la puissance de tes propres sujets." 25 Chéri pensa qu'en s'éloignant de cette fontaine il trouverait du remède à ses maux, puisqu'il n'aurait point devant les yeux sa laideur et sa difformité: il s'avançait donc dans le bois; mais à peine y eut-il fait quelques pas, qu'il tomba dans un trou qu'on avait fait pour prendre les ours : en même temps, 30 des chasseurs qui étaient cachés sur des arbres descendirent, et, l'ayant enchaîné, le conduisirent dans la ville capitale de son
LE PRINCE CHÉRI. 79 royaume. Pendant le chemin, au lieu de reconnaître qu'il s'était attiré ce châtiment par sa faute, il maudissait la fée, il mordait ses chaînes et s'abandonnait à la rage. Lorsqu'il approcha de la ville où on^ le conduisait, il vit de grandes réjouissances ; et les chasseurs ayant demandé ce qui était arrivé 5 de nouveau, on leur dit que le prince Chéri, qui ne se plaisait qu'à tourmenter son peuple, avait été écrasé dans sa chambre par un coup de tonnerre ; car on le croyait ainsi.- " Les dieux, ajouta-t-on, n'ont pu supporter l'excès de ses méchancetés ; ils en ont délivré la terre. Quatre seigneurs, complices de ses 10 crimes, croyaient en profiter et partager son empire entre eux ; mais le peuple, ([ui savait que c'étaient leurs mauvais conseils qui avaient gâté le roi, les a mis en pièces, et a été ^ offrir la couronne à Suliman, que le méchant Chéri voulait faire mourir. Ce digne seigneur vient d'être couronné, et nous célébrons ce 15 jour comme celui de la délivrance du royaume ; car il est vertueux et va ramener parmi nous la paix et l'abondance." Chéri soupirait de rage en écoutant ce discours ; mais ce fut bien pis lorsqu'il arriva dans la grande place qui était devant son palais. Il vit Suliman sur un trône superbe, et tout le 20 peuple qui lui souhaitait'' une longue vie, pour réparer tout le mal qu'avait fait son prédécesseur. Suliman fit signe de la main pour demander silence, et il dit au peuple : " J'ai accepté la couronne que vous m'avez offerte, mais c'est pour la conserver au prince Chéri : il n'est point mort, comme vous le 25 croyez ; une fée me l'a révélé,^ et peut-être qu'un jour vous le reverrez vertueux, comme il était dans ses premières années. Hélas ! continua-t-il en versant des larmes, les flatteurs l'aidaient séduit. Je connaissais son cœur, il était fait pour la vertu ; et sans les discours empoisonnés de ceux qui l'approchaient, il 30 eût été votre père à tous.^ Détestez ses vices, mais plaignez-le,
8o LE PRINCE CIIÈRI. et prions tous ensemble les dieux qu'ils nous le rendent. Poui moi, je m'estimerais trop heureux d'arroser ce trône de mon sang, si je pouvais l'y voir remonter avec des dispositions propres à le lui faire remplir dignement.^ 5 Les paroles de Suliman allèrent jusqu'au cœur de Chéri. Il connut alors combien l'attachement et la fidélité de cet homme avaient été sincères," et se reprocha ses crimes pour la première fois. A peine eut-il écouté ce bon mouvement, qu'il sentit se calmer la rage dont il était animé : il réfléchit sur tous les 10 crimes de sa vie et trouva qu'il n'était pas puni aussi rigoureusement qu'il l'avait mérité.^ Il cessa donc de se débattre dans sa cage de fer, où il était enchaîné, et devint doux comme un mouton. On le conduisit dans une grande maison où l'on gardait tous les monstres et les bêtes féroces, et on l'attacha 15 avec les autres. Chéri, alors, prit la résolution de commencer à réparer ses fautes, en se montrant bien obéissant à l'homme qui le gardait. Cet homme était un brutal, et, quoique le monstre fût fort doux, quand il était de mauvaise humeur il le battait sans rime ni 20 raison.'* Un jour que cet homme s'était endormi, un tigre, qui avait rompu sa chaîne, se jeta sur lui pour le dévorer : d'abord Chéri sentit un mouvement de joie de voir qu'il allait être délivré de son persécuteur ; mais aussitôt il condamna ce mouvement et souhaita d'être libre. " Je rendrais, dit-il, le 25 bien pour le mal en sauvant la vie de ce malheureux." A peine eut-il formé ce souhait, qu'il vit sa cage de fer ouverte ; il s'élança aux côtés de cet homme, qui s'était réveillé et qui se défendait contre le tigre. Le gardien se crut perdu lorsqu'il vit le monstre ; mais sa crainte fut bientôt changée en 30 joie : ce monstre bienfaisant se jeta sur le tigre, l'étrangla, et se coucha ensuite aux pieds de ctlui cju'il venait de sauver.
LE PRINCE CHÉRI. 8l Cet homme, pénétré de reconnaissance, voulut se baisser pour caresser le monstre qui lui avait rendu un si grand service, mais il entendit une voix qui disait : " Une bonne action ne demeure point sans récompense ; " et en même temps il ne vit plus ' qu'un joli chien à ses pieds. Chéri, charmé de sa meta- 5 morphose, fit mille caresses à son gardien, qui le prit entre ses bras et le porta au roi, auquel il raconta cette merveille. La reine voulut avoir le chien, et Chéri se fût trouvé heureux dans sa nouvelle condition, - s'il eût pu oublier qu'il était homme et roi. La reine l'accablait de caresses ; mais dans la peur qu'elle 10 avait qu'il ne devînt plus grand qu'il n'était,^ elle consulta ses médecins, qui lui dirent qu'il ne fallait le nourrir que de pain, et ne lui en donner qu'une certaine quantité. Le pauvre Chéri mourait de faim la moitié de la journée ; mais il fallait prendre patience.'* 15 Un jour qu'on venait de lui donner son petit pain pour déjeuner, il lui prit fantaisie d'aller le manger dans le jardin du palais ; il le prit dans sa gueule, et marcha vers un canal qu'il connaissait, et qui était un peu éloigné : mais il ne trouva plus ce canal, et vit à la place une grande maison, dont les dehors 20 brillaient d'or et de pierreries. Il y voyait entrer une grande quantité d'hommes et de femmes magnifiquement habillés ; on chantait, on dansait dans cette maison, on y faisait bonne chère ; mais tous ceux qui en sortaient étaient pâles, maigres, couverts de plaies, et presque tout nus, car leurs habits étaient 25 déchirés par lambeaux.^ Quelques-uns tombaient morts en sortant, sans avoir la force de se traîner plus loin ; d'autres s'éloignaient avec beaucoup de peine ; d'autres restaient couchés contre terre mourant de faim ; ils demandaient un morceau de pain à ceux qui entraient dans cette maison, mais ceux-ci ne 30 les regardaient pas seulement." Chéri s'approcha d'une jeune
82 LE PRINCE CHÉRI. fille qui tâchait d'arracher des herbes pour les manger ; touché de compassion, le prince dit en lui-même : " J'ai bon appétit, mais je ne mourrai pas de faim jusqu'au temps de mon dîner ; si je sacrifiais mon déjeuner à cette pauvre créature, peut-être 5 lui sauverais-je la vie." Il résolut de suivre ce bon mouvement, et mit son pain dans la main de cette fille, qui le porta à sa bouche avec avidité. Elle parut bientôt entièrement remise, et Chéri, ravi de joie de l'avoir secourue si à propos, pensait à retourner^ au palais 10 lorsqu'il entendit de grands cris ; c'était Zélie entre les mains de quatre hommes qui l'entraînaient vers cette belle maison, où ils la forcèrent d'entrer. Chéri regretta alors sa figure de monstre, qui lui aurait donné les moyens de secourir Zélie ; mais, faible chien,- il ne put qu'aboyer contre ses ravisseurs, et 15 s'efforça de les suivre. On le chassa à coups de pied, et il résolut de ne point quitter ce lieu, pour savoir ce que deviendrait Zélie.^ Il se reprochait les malheurs de cette belle fille. "Hélas! disait-il en lui-même, je suis irrité contre ceux qui l'enlèvent; n'ai-je pas commis le même crime? et si la justice 20 des dieux n'avait prévenu mon attentat, ne l'aurais-je pas traitée avec autant d'indignité ? " Les réflexions de Chéri furent interrompues par un bruit qui se faisait au-dessus de sa tête. Il vit qu'on ouvrait une fenêtre, et sa joie fut extrême lorsqu'il aperçut Zélie, qui jetait par cette 25 fenêtre un plat plein de viandes si bien apprêtées qu'elles donnaient appétit à voir.* On referma la fenêtre aussitôt, et Chéri, qui n'avait pas mangé de toute la journée,^ crut qu'il devait profiter de l'occasion. Il allait donc manger de ces viandes, lorsque la jeune fille à laquelle il avait donné son pain jeta un 30 cri, et l'ayant pris dans ses bras : " Pauvre petit animal, lui
LE PRINCE CHÉRI. 83 dit-elle, ne touche point à ces viandes : cette maison est le palais de la Volupté, tout ce qui en sort est empoisonné." En même temps Chéri entendit une voix qui disait : " Tu vois qu'une bonne action ne demeure point sans récompense." 5 Et aussitôt il fut changé en un beau petit pigeon blanc. Il se souvint que cette couleur était celle de Candide et commença à espérer qu'elle pourrait enfin lui rendre ses bonnes grâces. Il voulut d'abord s'approcher de Zélie, et, s'étant élevé en l'air, il vola tout autour de la maison, et vit avec joie 10 qu'il y avait une fenêtre ouverte : mais il eut beau parcourir toute la maison, il n'y trouva point Zélie, et, désespéré de sa perte, il résolut de ne point s'arrêter qu'il ne l'eût rencontrée.^ Il vola pendant plusieurs jours, et, étant entré dans un désert, il vit une caverne de laquelle il s'approcha. Quelle fut sa joie ! 15 Zélie y était assise à côté d'un vénérable ermite, et prenait avec lui un frugal repas. Chéri, transporté, vola sur l'épaule de cette charmante bergère, et exprimait par ses caresses le plaisir qu'il avait de la voir. Zélie, charmée de la douceur de ce petit animal, le flattait doucement avec la main ; et, quoiqu'elle 20 crût qu'il ne pouvait l'entendre, elle lui dit qu'elle acceptait le don qu'il lui faisait de lui-même, et qu'elle l'aimerait toujours. " Qu'avez-vous fait, Zélie? lui dit l'ermite ; vous venez d'engager votre foi. — Oui, charmante bergère, lui dit Chéri, qui reprit à ce 25 moment sa forme naturelle, la fin de ma métamorphose était attachée au^ consentement que vous donneriez à notre union. Vous m'avez promis de m'aimer toujours ; confirmez mon bonheur, et je vais conjurer la fée Candide, ma protectrice, de me rendre la figure sous laquelle j'ai eu le bonheur de vous plaire. 30 — Vous n'avez point à craindre son inconstance, lui dit
84 l'E PRINCE CHÉRI. Candide, qui, quittant la forme de l'ermite, sous laquelle elle s'était cachée, parut à leurs yeux telle qu'elle était en effet. Zélie vous aima aussitôt qu'elle vous vit ; mais vos vices la contraignirent à vous cacher le penchant cjue vous lui aviez 5 inspiré.' Le changement de votre cœur lui donne la liberté de se livrer à toute sa tendresse. Vous allez vivre heureux, puisciue votre union sera fondée sur la vertu." Chéri et Zélie s'étaient jetés aux pieds de Candide. Le prince ne pouvait se lasser^ de la remercier de ses bontés, et 10 Zélie, enchantée d'apprendre que le prince détestait ses égarements, lui confirmait l'aveu de sa tendresse. " Levez-vous, mes enfants, leur dit la fée, je vais vous transporter dans votre palais, pour rendre à Chéri une couronne de laquelle ses vices l'avaient rendu indigne." 15 A peine eut-elle cessé de parler, qu'ils se trouvèrent dans la chambre de Suliman, qui, charmé de revoir son cher maître devenu vertueux, lui abandonna le trône et resta le plus fidèle de ses sujets. Chéri régna longtemps avec Zélie, et on dit qu'il s'appliqua tellement à ses devoirs, que la bague qu'il avait 20 reprise ne le piqua pas une seule fois jusqu'au sang.